ANALYSES

La question sikhe place l’Inde et le Canada au bord de la rupture

Presse
21 septembre 2023

Jusqu’où ira la crise diplomatique entre Ottawa et New Delhi ? À l’origine, l’assassinat en juin dernier près de Vancouver d’Hardeep Singh Nijjar, un ressortissant canadien d’origine indienne. Le Premier ministre Justin Trudeau soupçonne une implication d’agents indiens. Rejetant en bloc ces accusations, le gouvernement de Narendra Modi considérait Nijjar comme un terroriste militant du séparatisme sikh.

C’est une véritable bombe qu’a lâchée ce lundi 18 septembre Justin Trudeau sur la colline parlementaire d’Ottawa. Devant la Chambre des Communes, le Premier ministre canadien a déclaré que les services de renseignement enquêtaient sur des allégations « crédibles » selon lesquelles « un lien possible » existe entre des agents du gouvernement indien et le meurtre en juin dernier de Hardeep Singh Nijjar, un citoyen canadien, près de Vancouver, dans la province de Colombie-Britannique. Aussitôt, les principaux dirigeants de l’opposition canadienne ont exprimé leur indignation et se sont déclarés solidaires du gouvernement dans la recherche de la vérité sur cet assassinat.

Nijjar était certes canadien, mais il était aussi un militant sikh à la pointe du combat pour le Khalistan, un État séparatiste sikh que certains activistes veulent créer depuis les années 1980, accompagnant souvent cette revendication d’actes de violence. Pour les autorités de New Delhi, qui dénoncent de longue date la complaisance dont fait preuve, selon elles, le gouvernement d’Ottawa à l’égard des menées séparatistes sikhs, Hardeep Singh Nijjar n’était rien d’autre qu’un terroriste à l’encontre duquel l’Inde avait fait émettre par Interpol une « notice rouge ». La NIA (National Investigation Agency indienne) avait publié en juillet 2022 son adresse personnelle à Surrey (Colombie-Britannique) et mis sa tête à prix pour un million de roupies (un peu plus de 11 000 d’euros).

Dans la foulée de cette déclaration de Trudeau, la porte-parole du ministère canadien des Affaires étrangères annonçait l’expulsion d’un diplomate indien, présenté comme le responsable à l’ambassade du RAW (Research and Analysis Wing), les services secrets indiens. Sans tarder, New Delhi a rejeté ces accusations comme « absurdes et motivées » – sous-entendu : par des considérations électorales – et, à son tour, a déclaré persona non grata un diplomate représentant en Inde les services de renseignement canadiens. L’escalade s’est poursuivie avec la publication par le ministère canadien des Affaires étrangères d’un « conseil aux voyageurs » mettant en garde ses ressortissants se trouvant en Inde, auquel le ministère indien des Relations extérieures a répondu du tac au tac, appelant à la prudence ses nationaux au Canada face aux « discours de haine tolérés par les politiques ».

Comment a-t-on pu en arriver à ce point de rupture entre ces deux grandes démocraties ?

L’affaire n’est pas neuve en réalité. Elle s’explique par la présence au Canada d’une importante communauté sikhe – 770 000 personnes, soit 2,1 % de la population – parmi lesquels de nombreux activistes militant pour la création du Khalistan. Pendant des années, faute de pouvoir s’exprimer en Inde même, la contestation sikhe et la revendication autonomiste se sont développées à l’étranger, là où vivent d’importantes communautés, notamment au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada.

Pierre-Elliott Trudeau, le père de l’actuel chef du gouvernement, s’était déjà opposé en 1982 au gouvernement d’Indira Gandhi en lui refusant l’extradition d’un militant « khalistanais » considéré comme un terroriste par New Delhi. La Première ministre indienne avait ordonné en juin 1984 l’assaut de l’armée contre son leader charismatique d’alors retranché dans le temple d’or d’Amritsar, faisant de nombreuses victimes. Quatre mois plus tard, elle tombait sous les balles de ses propres gardes du corps, des sikhs.

Plus de trente ans après, l’histoire se répète avec son fils. Arrivé au pouvoir en 2015, un an après Narendra Modi en Inde, Justin Trudeau avait désigné quatre sikhs comme ministres et s’était alors publiquement vanté d’en compter davantage au sein de son gouvernement que Modi.

Entre Trudeau et Modi, des relations glaciales

La visite en Inde de Justin Trudeau en 2018 s’est avérée calamiteuse. Les autorités indiennes n’ont guère apprécié la présence dans sa délégation de sikhs connus pour leur soutien aux séparatistes khalistanais. Plus encore, elles ont été ulcérées par l’invitation au dîner officiel offert par Trudeau d’un militant condamné au Canada pour tentative de meurtre contre un ministre indien – l’invitation a été annulée devant le tollé. Cela ne s’arrange pas lorsqu’en 2020, Trudeau conseille au gouvernement indien de faire preuve de retenue face à la mobilisation des paysans indiens du Pendjab. Et voilà que depuis plusieurs mois, les autorités d’Ottawa, au nom de la liberté d’expression, résistent aux demandes indiennes d’interdire un « referendum » sur l’indépendance du Khalistan que sont en train d’organiser des militants séparatistes dont Hardeep Singh Nijjar, celui-là même qui est assassiné en juin dernier dans une embuscade à la sortie du gurdwara (temple sikh) où il priait tous les dimanches.

Quelques jours avant le sommet du G20 à Delhi les 9 et 10 septembre, l’annonce par le Canada d’une suspension sine die des négociations sur un traité de libre-échange entre les deux pays était l’indice de sérieuses tensions entre Ottawa et New Delhi. Sur place, chacun a pu observer la froideur témoignée à Justin Trudeau par Narendra Modi. Les deux hommes s’en sont tenu à un échange de dix minutes au lieu d’une réunion bilatérale en bonne et due forme, contrairement au Britannique Rishi Sunak. Le bref échange fut suivi de la publication par les Indiens d’un compte rendu glacial mettant l’accent sur leurs exigences : la fin des menées séparatistes des militants khalistanais. De son côté, Trudeau aurait évoqué auprès de Modi les suspicions des enquêteurs canadiens quant à l’implication d’agents des services indiens dans l’assassinat de Nijjar.

À partir de là, faute d’être dans la confidence, on ne peut que tenter d’analyser ce qui est observable en surface à partir des déclarations et des comportements des uns et des autres. Avant le sommet, les Canadiens ont partagé leurs suspicions avec leurs quatre partenaires des « Five Eyes », cette alliance des Anglo-Saxons dans le domaine du renseignement comprenant les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais les quatre alliés d’Ottawa auraient refusé de rendre la chose publique avant le sommet. Après les déclarations de Trudeau devant la Chambre des Communes, les partenaires du Canada (à l’exception de la Nouvelle-Zélande) ont publiquement exprimé leur « préoccupation » à la suite de ses révélations, se gardant bien cependant de reprendre à leur compte ces accusations. On sait néanmoins que les services de renseignement canadien et américain coopèrent dans l’enquête.

Cet embarras des alliés les plus proches du Canada (pour ne rien dire du silence de Paris) est compréhensible : le sommet de Delhi avait illustré de façon exemplaire la volonté occidentale d’attirer l’Inde dans son orbite pour faire pièce à l’influence chinoise, au point de renoncer à une condamnation de l’agression russe en Ukraine dans le communiqué final pour permettre à Narendra Modi de se prévaloir de son adoption unanime grâce au savoir-faire diplomatique de l’Inde. C’est dire l’importance des enjeux de cette crise pour tout le monde : l’énormité de l’accusation émise par le Canada et ses implications risquent de remettre en question tout cet édifice patiemment construit ces dernières années et la fameuse « stratégie indopacifique » dont l’Inde est un acteur clé. Des comparaisons viennent immédiatement à l’esprit : l’assassinat en Turquie du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par un commando envoyé sur l’ordre du prince héritier Mohammed ben Salmane, les exécutions (réussies ou ratées) d’ex-agents russes au Royaume-Uni par des agents du GRU (renseignements militaires). Si, à son tour, le leader incontesté de la plus grande démocratie du monde s’est livré à l’assassinat d’un dissident (ou terroriste, pour reprendre la terminologie indienne) sur le sol canadien, on change de dimension. Non que la RAW en soit incapable, bien au contraire. Elle a déjà procédé à de telles opérations clandestines, notamment au Pakistan et au Bangladesh, mais jamais sur le sol d’un pays occidental.

Nationalisme exacerbé

La réaction immédiate des Indiens, on l’a dit, a été un démenti cinglant. Mais il contraste avec la jubilation des internautes nationalistes indiens qui se félicitent que la « Nouvelle Inde » de Modi ait eu l’audace de frapper ses ennemis à l’étranger à la manière des Israéliens du Mossad. Sur X (ex-Twitter) et dans la presse, nombreux sont ceux qui dénoncent l’hypocrisie des Occidentaux qui ne se sont pas gênés pour éliminer Oussama ben Laden au Pakistan, qui sont intervenus maintes fois à l’étranger, que ce soit en Irak ou en Afghanistan (et à ce sujet, on aurait tort de sous-estimer le sentiment d’abandon et l’amertume des Indiens vis-à-vis des Occidentaux du fait de leur départ soudain du sol afghan avant la chute de Kaboul). Cela s’inscrit dans le contexte de la prolifération de chaînes de télévision ultranationalistes où des éditorialistes et des généraux en retraite ne cessent d’appeler à des interventions armées au Pakistan et ailleurs, et de la multiplication ces dernières années de films patriotiques glorifiant les commandos indiens ayant effectué des « frappes chirurgicales » en territoire pakistanais. Et dans cette affaire, en dépit de l’intense polarisation de la politique indienne, Modi peut compter sur le soutien patriotique de l’opposition. En somme, que l’Inde ait ou non une responsabilité dans l’attentat, s’exprime dans tout le pays une fierté nationale d’assister à l’affirmation de la puissance indienne.

Certains commentateurs vont jusqu’à affirmer qu’en servant de base arrière aux terroristes et en justifiant l’inaction à l’encontre de ceux-ci sous couvert de liberté d’expression, le Canada est le nouveau Pakistan et devient une cible légitime pour des « frappes chirurgicales ». Mais le Canada n’est pas le Pakistan. Il est membre de l’OTAN, voisin et partenaire étroit des États-Unis et a de puissants alliés. Ces derniers, comme on l’a vu, sont embarrassés car ces révélations risquent de compromettre le rapprochement avec l’Inde auquel ils tiennent tant. Autrement dit, grâce à la fermeté et à l’habileté de Narendra Modi, l’Inde d’aujourd’hui est en mesure de tenir tête victorieusement à l’Occident qui a davantage besoin d’elle que l’inverse. Il serait cependant présomptueux de prétendre, comme le font certains commentateurs indiens, que l’Inde a de ce fait réussi à isoler le Canada.

Même l’analogie avec la Russie et l’Arabie Saoudite ne saurait être complète : Skripal et Litvinenko étaient citoyens russes et Khashoggi avait un passeport saoudien. Hardeep Singh Nijjar était quant à lui citoyen canadien et il a été tué sur le sol de son pays. Ce n’est pas une mince différence. À ce stade, de nombreuses questions restent ouvertes. Pourquoi Trudeau a-t-il mis ces accusations sur la place publique ? Réponse de l’un de ses ministres : il a voulu prendre les devants, l’information était sur le point de fuiter dans la presse.

Le chef du gouvernement canadien est-il en mesure de prouver ses assertions ? Peut-être pas devant un tribunal, mais il semble difficile d’imaginer qu’il se soit ainsi lancé sans que les services de renseignements canadiens disposent d’éléments convaincants, d’autant qu’ils ont été partagés avec ceux des autres membres des « Five Eyes », y compris la CIA. Un démenti de ses alliés serait dévastateur pour lui comme pour son pays.

S’agit-il de la part de Trudeau d’une manœuvre politique avant les prochaines élections au Canada ? Il a en effet toujours courtisé le vote sikh, notamment en Colombie-Britannique et au Manitoba. Mais c’est également le cas de tous les autres partis canadiens. Par ailleurs, la question peut s’adresser aussi au BJP à l’approche des élections législatives de l’année prochaine en Inde. L’actuelle flambée de nationalisme dans le pays ne peut que servir Narendra Modi.

Les esprits sont échauffés de part et d’autre. On assiste là à un conflit de deux souverainetés, ce qui ne laisse guère de place au compromis. Ce jeudi 21 septembre, le Canada a décidé de restreindre temporairement son personnel consulaire et diplomatique en Inde. De son côté, New Dehli a « suspendu » le traitement des visas indiens au Canada. Ottawa pourrait vite en faire autant, d’où la très vive inquiétude des nombreux étudiants indiens au Canada (320 000 environ) et de ceux qui s’apprêtent à y partir poursuivre leurs études.

D’ici là, il semble difficile de temporiser. Les bons offices de Washington seraient utiles, mais les parties y sont-elles prêtes ? La Maison Blanche souhaite-t-elle s’engager dans cette voie où les coups à prendre sont nombreux ? Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on vient d’apprendre que Joe Biden avait été pressenti pour être l’invité d’honneur de l’Inde lors de la « Journée de la République », le 26 janvier prochain.

Comme l’écrit le journal The Hindu dans son éditorial du 20 septembre, compte tenu du soutien public reçu par Trudeau de la part de ses adversaires politiques et possibles successeurs, la crise entre l’Inde et le Canada semble être là pour durer.





Un article publié sur Asialyst.
Sur la même thématique