18.11.2024
« Planète rugby » – 4 questions à Kévin Veyssière
Édito
8 septembre 2023
Kévin Veyssière est le fondateur du FC Geopolitics, un média qui rassemble plus de 70 000 abonnés sur les réseaux sociaux, dans lequel il analyse les enjeux qui lient géopolitique et football, et sport plus largement. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Planète Rugby – 50 questions géopolitiques » aux éditions Max Milo.
Comment se situe la Coupe du monde de rugby en termes d’audience et d’impact parmi les événements sportifs mondialisés ?
La Coupe du monde de rugby est parmi les dix grands événements sportifs internationaux les plus vus au monde. Toutefois, avec environ 800 millions de téléspectateurs, elle reste encore bien loin des événements les plus médiatiques. À savoir les Jeux olympiques et la Coupe du monde de football, scrutés par pratiquement la moitié de la planète, avec une audience de 3,5 milliards de téléspectateurs.
Il faut dire que la Coupe du monde de rugby demeure une compétition jeune si on la compare à d’autres. Sa première édition n’a eu lieu qu’en 1987, alors que les premiers Jeux olympiques ont eu lieu en 1896, et le premier Mondial de football en 1930. Ainsi, le grand événement mondial du rugby n’en sera qu’à sa 10ème édition, bien que la médiatisation, l’audience et les revenus qui y sont associés soient en constante augmentation.
Surtout, la fédération internationale du rugby, World Rugby, souhaite mondialiser fortement son sport depuis deux décennies. Cela s’est traduit par l’organisation de la première Coupe du monde hors des terres traditionnelles de l’Ovalie, au Japon en 2019. World Rugby n’oublie pas non plus de miser sur la féminisation de son sport, qui connaît un engouement certains depuis les années 2000. On compte aujourd’hui 30% de joueuses parmi les neuf millions de pratiquants de rugby dans le monde. Enfin, le retour du rugby en tant que discipline olympique à partir des JO 2016, à travers sa version à 7, participe à cette stratégie d’internationaliser le ballon ovale.
Peut-on parler d’une globalisation du rugby ?
Pour le rugby à XV, on peut plutôt parler de globalisation incomplète. Cela est dû à plusieurs facteurs. Premièrement, le rugby n’a entamé sa mue internationale que sur le tard. Bien qu’une première fédération internationale ait été créée en 1886 (l’IRFB) par l’Irlande, l’Ecosse, l’Angleterre et le Pays de Galles, le développement ne s’ est limité qu’à quelques territoires qui ont connu une domination ou une influence britannique forte. On peut penser à la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Afrique du Sud… La France demeure l’exception. À travers l’IRFB, les traditions, coutumes et l’amateurisme du rugby ont longtemps été fermement préservés par les Britanniques. Ce n’est que grâce à l’influence des nations de l’hémisphère Sud et française qu’une première Coupe du monde voit enfin le jour en 1987. Cela provoque un premier bond international. 35 nouveaux pays ont intégré l’instance mondiale du rugby de 1987 à 1990, alors qu’elle n’avait compté que huit membres jusqu’en 1986. Aujourd’hui la World Rugby, nouveau nom de l’IRFB depuis 2014, a véritablement une stature internationale avec 130 fédérations nationales membres. Mais cela reste encore bien loin du football (FIFA – 211) ou du basket (FIBA – 214), qui ont des contingents de nations plus importants même que l’ONU.
Deuxièmement, malgré cette ouverture à l’internationale grâce à la Coupe du monde, le palmarès final de la compétition témoigne qu’il y a toujours un grand écart entre les nations traditionnelles et les « nouvelles nations » de l’Ovalie. Les pays qui ont remporté la compétition ou ont été en finale font partie des 8 pays historiques. En dehors d’eux, depuis 1987, seulement 5 sélections se sont qualifiées pour les quarts de finale : les Fidji, les Samoa, le Canada, l’Argentine et le Japon. C’est sans doute ces deux derniers pays qui font office d’exceptions puisque leurs performances en Coupe du monde ont permis à ces pays d’être un peu plus intégrés au cercle des premières nations du rugby. C’est notamment le cas pour l’Argentine. Troisième de la Coupe du monde 2007, le XV des Pumas a ensuite intégré le Tri-Nations (Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande) en 2012, qui devient le Rugby Championship. En dehors de ces rares cas, il reste compliqué pour des pays comme les Fidji, la Géorgie, la Namibie (…) de disputer régulièrement des matchs contre les huit historiques. Si ce n’est lors d’un Mondial de rugby, tous les quatre ans, où il sont contraints à l’exploit s’ils veulent chambouler quelque peu l’ordre mondial de l’Ovalie.
Troisièmement, il est compliqué pour des pays qui veulent s’immiscer dans le monde du rugby de le faire rapidement. Plusieurs freins sont à noter : acquérir une « culture rugby » (tradition, expérience, règles), avoir les infrastructures pour que le sport se diffuse dans le pays, et donc pouvoir développer ou exporter des joueurs. Construire un XV de rugby compétitif est plus complexe qu’un Onze de football par exemple, puisque le rugby demande des profils de joueurs bien spécifiques, en fonction des lignes avants et arrières. Une fois que ce XV national est construit, il faut avoir l’opportunité de le faire jouer régulièrement, si possible contre le gratin mondial. C’est pourquoi cette globalisation du rugby reste incomplète car, outre les Coupes du monde, les huit nations historiques ont plus l’occasion de jouer des matchs de haut niveau à travers les compétitions annuelles du Tournoi des VI Nations et du Rugby Championship.
Paradoxalement, la Coupe du monde de rugby rassemble à travers ses qualifications près de 90 pays (exception faite pour l’édition 2023 qui n’en rassemble que 32 du fait de la crise de la Covid-19). Toutefois le Top 10 mondial est exempt de ce système, puisque depuis 2011, les trois premiers de chacune des quatre poules de Coupe du monde sont automatiquement qualifiés pour la suivante. Il reste donc huit places vacantes sur vingt. Un seul nouveau pays est qualifié pour cette édition 2023, le Chili, 26e sélection nationale à y participer pour la première fois. Ce format limite la qualification de nouveaux pays pour le Mondial du rugby, ce qui peut pourtant constituer un accélérateur pour que le ballon ovale gagne en popularité dans certains territoires.
Pour globaliser son sport, World Rugby investit dans le rugby féminin et dans le rugby à 7. Pour ces disciplines un peu plus « jeunes » au niveau international, il est plus facile de modifier l’ordre établi et cela permet à de nouvelles nations d’avoir des résultats. En particulier pour le rugby à 7, qui nécessite moins de profils de joueurs spécifiques. C’est ainsi le petit pays des Fidji, un million d’habitants, qui a obtenu les deux premiers titres olympiques masculins (JO de Rio 2016 – JO de Tokyo 2021). Le rugby à 7 compte aussi des nations que l’on a peu l’habitude de voir en rugby comme les Etats-Unis, le Kenya, la Chine, l’Espagne ou encore la Jamaïque.
Quelles sont les nouvelles terres de conquête du rugby ?
Comme pour d’autres instances internationales sportives, World Rugby cherche à investir les marchés asiatique et nord-américain pour développer la pratique et l’audience de son sport, et générer plus de revenus économiques grâce à de nouveaux partenaires et sponsors. Ainsi, après plusieurs tentatives, le Japon a réussi à obtenir l’organisation de la Coupe du monde de rugby de 2019. Une nouvelle étape pour viser un public où l’engouement autour du ballon ovale était déjà présent, mais aussi un nouveau marché à travers le continent asiatique. Selon World Rugby, 52% des téléspectateurs au niveau des « marchés émergents » du rugby ont vu pour la première fois un match à l’occasion de ce Mondial. Avec l’Asie, World Rugby a aussi la Chine dans le viseur. L’Empire du milieu n’a pour autant pas la même tradition rugby que son voisin japonais et, malgré les importants investissements de l’État chinois, il faudra encore attendre avant de voir une équipe nationale chinoise compétitive en rugby, que cela soit à XV ou à 7.
World Rugby continue pour autant sa conquête du monde à travers son Mondial. Les prochaines éditions ont lieu dans des pays plus traditionnels (France 2023 – Australie 2027), mais les Coupes du monde 2031 (masculine) et 2033 (féminine) aux États-Unis ont pour objectif de faire franchir un cap au rugby. En partant à la conquête du marché nord-américain, le ballon ovale veut s’immiscer dans cette terre où le sport est construit comme un véritable show. On note ici que les États-Unis prennent les choses au sérieux puisque Joe Biden avait personnellement appuyé cette candidature. Il y aura toutefois fort à faire pour que le rugby pénètre le marché américain. Malgré une histoire ancienne, deux titres olympiques (1920 – 1924), le rugby aux États-Unis est fortement concurrencé par ses nombreux sports collectifs très présents dans le système universitaire, en particulier le football américain. La création d’une ligue professionnelle en 2018, Major League Rugby, est encore loin d’attirer les foules.
Enfin, il faut regarder d’un œil intéressé sur le Golfe persique. Le Qatar, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis sont aujourd’hui des noms bien connus dans les investissements sportifs et ils s’immiscent de plus en plus dans le rugby. Les Émirats ont une longueur d’avance, du fait d’une tradition rugby à travers l’influence britannique et un réseau d’expatriés, avec le tournoi de rugby à 7 de Dubaï qui est une étape importante des World Rugby Sevens depuis 1999. Le siège de la fédération asiatique, Rugby Asia, est d’ailleurs basé à Dubaï et son président est aussi émirati, en la personne de Qais Al-Dhalai. Le Qatar et l’Arabie saoudite n’ont pas cette tradition de ce sport mais ils s’intéressent également au ballon. Ces pays du Golfe persique utilisent le sport comme un moyen d’améliorer leur image à l’international, un moyen de soft power, mais aussi un vecteur important pour accélérer leur politique de modernisation du pays et préparer l’ère post-énergies fossiles. Avec parfois un certain mimétisme dans leurs investissements sportifs pour être l’État de la région le plus prestigieux.
Le Qatar, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis n’ont pas d’équipes compétitives mais ils peuvent convaincre financièrement le monde du rugby de sponsoriser des matchs et d’accueillir des compétitions sur leurs terres. C’est en tout cas ce qui est envisagé par le Qatar pour des matchs de Coupe d’Europe. L’émirat se positionne aussi pour reprendre l’organisation de la Coupe du monde de rugby à XIII en 2025. L’Arabie saoudite ne devrait pas être loin de montrer, comme en football, des signes concrets de son intérêt.
Rugby à 7, à 13, à 15… pourquoi ces différenciations ?
Le rugby à XV et le rugby à XIII se sont différenciés du fait de la question de la professionnalisation. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’à l’origine, le rugby est avant tout une forme de « football ». Au début du XIXème siècle, les public schools anglaises, écoles privées où l’on formait les jeunes gens de la classe aristocratique et bourgeoise à devenir de vrais gentlemen, ont utilisé le biais du sport comme un moyen éducatif. Ces différentes écoles vont miser principalement sur le football, ayant parfois des règles bien différentes. En particulier dans la Rugby School où, selon la légende, William Webb Ellis fut le premier à porter le ballon à la main en 1823 alors qu’habituellement le football se jouait au pied. Tout au long du XIXème siècle, le rugby va s’émanciper du football et établir sa première véritable fédération, la Rugby Union, et son corpus de règles en 1871.
L’engouement autour du rugby à travers l’Angleterre, en particulier auprès des classes populaires, entraîne un débat autour de la rémunération des joueurs. Pourtant la Rugby Union va rester ferme sur sa position et acte par un vote en 1893 que le rugby doit rester un sport amateur. Officiellement pour préserver la « beauté » et le caractère noble de ce sport. Officieusement pour que le rugby, qui se popularise dans les classes ouvrières qui ne peuvent se libérer de leur temps de travail sans compensation financière, reste sous la coupe des classes favorisées aristocratiques et bourgeoises. Et que ce sport ne soit pas un vecteur de contestation sociale dans une période de naissance du syndicalisme. Finalement, une scission va s’opérer en 1895 où une vingtaine de clubs du nord de l’Angleterre font sécession de la Rugby Union et créent leur propre fédération. Ils vont progressivement modifier les règles pour se différencier de leurs homologues. Notamment en 1906, avec celle de passer de 15 à 13 joueurs. C’est l’acte de naissance du rugby à XIII.
Pour comprendre l’origine du rugby à 7, il faut là se tourner vers l’Ecosse. Plus particulièrement dans la petite ville de Melrose. Nous sommes en 1883 et le club de la ville est alors en pleine difficulté financière. Deux bouchers originaires de la localité, Ned Haig et David Sanderson, organisent alors un tournoi de rugby pour récolter des fonds. Un format avec des équipes de 7 joueurs est imaginé pour réduire le temps de jeu et ainsi multiplier les matchs. Fort du succès de ces matchs, ce rugby à 7 se popularise en Ecosse, puis au sein des autres terres du rugby tout au long du XXe siècle.
C’est bien plus tard, en 1973, que le 7 connaît un véritable tournant. Un premier tournoi international est organisé à Edimbourg. Trois ans plus tard, deux hommes d’affaires écossais parviennent à mobiliser les sponsors nécessaires pour organiser une autre compétition internationale, cette fois-ci en Asie à Hong Kong, alors encore territoire britannique. Ce tournoi deviendra l’une des places fortes des World Rugby Sevens, une série de tournois internationaux à travers le monde. Cette compétition s’implante dans de nouveaux territoires et permet à de nouveaux pays de concourir : comme le Maroc, la Russie, le Kenya ou encore la Colombie.
Le rugby à 7, grâce aux World Rugby Sevens, ses Coupes du monde, son insertion au sein des Jeux olympiques à partir de 2016, et son jeu spectaculaire et plus accessible, est la discipline qui permet au monde de l’Ovalie de séduire de nouveaux publics et de nouveaux pays. Pour en témoigner, il suffit de regarder la liste des pays candidats pour organiser la dernière édition de la Coupe du monde de rugby à 7 en 2022. Ce ne sont pas loin de douze pays qui ont postulé, dont l’Allemagne, l’Inde, la Tunisie, la Jamaïque ou encore le Qatar. De quoi repousser un peu plus les frontières du rugby.