12.11.2024
Analyse du Rapport au Parlement 2023 sur les exportations d’armement de la France
Interview
1 septembre 2023
Mercredi est paru le Rapport au Parlement 2023 sur les exportations d’armement de la France, un exercice de transparence auquel le ministère des Armées se livre annuellement depuis 1998. Depuis 2022, cette publication est accompagnée de la parution d’un second rapport distinct, consacré quant à lui aux exportations de « biens à double usage ». Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS, décrypte son contenu.
Que peut-on retenir de ce nouveau rapport ?
Que la France maintient et assoit son rang en tant que principal pays exportateur d’armement au monde. Alors qu’en 2021 le montant total des prises de commandes des entreprises françaises à l’exportation s’élevait à 11,7 milliards d’euros, ce montant a atteint en 2022 un chiffre record de 27 milliards d’euros, faisant de la France le second exportateur mondial d’armes, devant la Russie et derrière les États-Unis. Ce volume particulièrement élevé est en grande partie dû à l’acquisition par les EAU de 80 avions de combat Rafale, acquisition qui représente à elle seule environ 16Md€. Dans une moindre mesure, ce volume s’explique également par la commande de 12 Rafale par l’Indonésie (6) et la Grèce (6), ainsi que par le contrat d’acquisition de trois frégates de défense et d’intervention (FDI) par la Grèce et de deux satellites d’observation militaire par la Pologne. Le secteur aéronautique et spatial est le grand gagnant de ces exportations puisqu’il représente à lui seul 65 % des prises de commande.
Si l’Europe demeure la deuxième destination des exportations d’armement français, avec 23% des prises de commandes en 2022, ce chiffre est en légère baisse par rapport à l’année précédente, où il atteignait 25%. Dans le contexte de la guerre en Ukraine et du réarmement massif d’une grande partie des États membres de l’UE, cette baisse peut surprendre. Elle peut néanmoins s’expliquer par deux raisons principales : d’une part, la primauté donnée par de nombreux États à l’acquisition d’équipement non européen (américain, coréen, israélien…), à l’instar de la Pologne qui a fait le choix d’acquérir un nombre important de chars et d’obusiers sud-coréens. D’autre part, le niveau particulièrement élevé de la concurrence intra-européenne, à l’instar de la compétition livrée par l’industrie de défense allemande dans le domaine terrestre.
Cette baisse s’inscrit dans une tendance plus globale de recul de l’implantation de l’industrie de défense française sur le marché européen ces dernières années, alors que le volume d’exportation d’armement français à destination de l’Europe s’élevait en 2019 à 42%. À l’inverse, la zone Proche et Moyen-Orient représentait en 2022 environ 64 % des prises de commandes, avec en tête des pays importateurs d’armement français les EAU et l’Arabie saoudite. Une tendance qui s’inscrit dans la durée, alors que sur les dix dernières années (2013-2022), quatre des cinq principaux importateurs d’armement français étaient situés dans la région (EAU, Égypte, Qatar et Arabie saoudite). Néanmoins, si le volume de commandes d’équipement français par l’Arabie saoudite demeure élevé (165 millions d’euros en 2022), ce dernier est en net recul par rapport aux années précédentes (381M€ en 2021 et 704M€ en 2020). En Asie, trois clients exports se démarquent en 2022 par le montant de leurs prises de commande : l’Indonésie (+ d’1Md€), Singapour (549M€) et l’Inde (291M€).
Quelle est la place des exportations d’armement dans la politique de défense française ?
Les exportations d’armement occupent une place singulière dans la politique de défense française, dans la mesure où elles sont au cœur du modèle industriel de défense français et doivent permettre d’assurer la pérennité de l’outil industriel, ce qui explique le soutien étatique fort dont elles bénéficient. En effet, les exportations d’armement françaises répondent avant tout à deux objectifs principaux.
Premièrement, elles sont perçues comme un outil de souveraineté nationale, censées préserver les capacités industrielles et savoir-faire de la Base industrielle et technologique de défense (BITD), en palliant une commande publique nationale insuffisante pour faire fonctionner de façon pérenne les chaînes de production. Le modèle d’armée français et la dissuasion nucléaire impliquent en effet le maintien de compétences nationales dans un certain nombre de domaines clés afin de limiter au maximum toute dépendance extérieure qui viendrait compromettre l’autonomie stratégique de la France. Grâce à des volumes de production plus importants, les exportations permettent également de réduire le coût unitaire des équipements, rendant ces derniers plus compétitifs à l’export et moins onéreux pour l’acheteur public.
Deuxièmement, elles sont un outil diplomatique et d’influence, qui s’inscrit pleinement dans la politique étrangère française. En effet, conçues avant tout comme un acte politique plutôt que commercial, elles s’accompagnent bien souvent de coopérations de défense ou de partenariats stratégiques avec les pays acheteurs. Au niveau européen, elles sont également perçues comme un moyen de favoriser l’interopérabilité entre forces armées et in fine de participer au développement d’une culture stratégique commune.
Dans un contexte de compétition internationale durcit et d’évolution de l’environnement concurrentiel, il ressort du rapport 2023 une prise de conscience de la fragilité de ce modèle et du besoin de faire évoluer ce dernier pour préserver la position française sur le marché mondial de l’armement. En effet, bien qu’à eux seuls les cinq principaux exportateurs d’armement mondiaux (États-Unis, France, Russie, Chine, Allemagne) représentent plus de 75% du marché mondial de l’armement, l’émergence de nouveaux concurrents tels que la Corée du Sud ou la Turquie, qui mènent une politique de soutien aux exportation offensive et consentent d’importants transferts de technologie, laisse craindre un risque de rattrapage qui pousse la France à vouloir renforcer et adapter son modèle de soutien étatique aux exportations.
Quels sont les principaux défis futurs en matière d’exportations ?
Les défis sont nombreux, mais s’il fallait en retenir un, je citerais celui de l’harmonisation du contrôle des exportations. En effet, bien qu’il existe une position commune de l’UE en matière de contrôle des exportations[1], qui définit des règles communes « régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires » et prévoit notamment d’évaluer les demandes de licences selon plusieurs critères d’examen cumulatifs, son interprétation et son application varient d’un État membre de l’UE à l’autre. Pour remédier à cette situation, certains États membres, telle l’Allemagne, qui s’apprête à adopter une nouvelle loi sur le contrôle des exportations, appellent à une réflexion sur une possible harmonisation du contrôle des exportations. D’autres, à l’instar des élus Verts au Parlement européen, vont plus loin, allant jusqu’à appeler à une communautarisation du contrôle des exportations et à une transformation de la position commune en règlement, soit un texte juridiquement contraignant. Cette idée est loin de faire l’unanimité parmi les États membres. Il convient en effet de garder à l’esprit que le contrôle des exportations de matériel de guerre est considéré comme une compétence exclusive des États membres liée à leur politique étrangère. Ainsi, pour des raisons de souveraineté, la France n’est pas favorable à l’idée de transférer la compétence du contrôle des exportations d’armement à Bruxelles, sans pour autant s’opposer à une réflexion sur l’harmonisation des pratiques au sein de l’UE.[2] C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la future révision de la Position commune[3], prévue pour 2024, et dont les travaux préparatoires, lancés en 2022, ont notamment vu la mise en place d’un groupe de travail dédié à l’harmonisation du contrôle des exportations, coprésidé par l’Allemagne et la Suède.
Enfin, à l’heure des grands programmes d’armement en coopération et de la multiplication des outils de financements européens en faveur de l’industrie de défense, se pose également la question du contrôle des exportations des équipements développés en coopération. Le blocage récent de l’exportation d’Eurofighter à l’Arabie saoudite par l’Allemagne, au détriment du Royaume-Uni, rappelle cette réalité. Si la France dispose d’accords relatifs au contrôle des exportations avec l’Allemagne (depuis 2019) et l’Espagne (depuis 2021), ce n’est pas le cas avec tous les pays. Ainsi, il est intéressant de noter qu’en introduction, le rapport au Parlement 2023 sur les exportations d’armement reconnaît la nécessité pour la France de « définir avec ses partenaires les modalités d’exportation des matériels issus des programmes en coopération, ainsi que ceux ayant bénéficié directement ou indirectement de financements européens », n’oubliant pas de préciser « tout en respectant la souveraineté de chaque État…».
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[1] Position commune 2008/944/PESC du 8 décembre 2008, modifiée par la par la décision (PESC) 2019/1560 du 16 septembre 2019.
[2] Lire à ce sujet: Russia’s war against Ukraine: a new impetus for the harmonisation of European arms export policies?, ARES Group, Policy paper n°83, Juillet 2023.
[3] La Position commune fait l’objet d’un réexamen périodique par les Etats membres tous les 5 ans dans le cadre du groupe de travail du Conseil de l’UE sur les exportations d’armes conventionnelles (COARM).