ANALYSES

Tunisie, Égypte, Libye : l’Italie se tourne vers l’Afrique

Tribune
28 juillet 2023
Par Fabien Gibault, enseignant à l’Université de Bologne et de Turin


De nombreux observateurs attendaient une politique plus souverainiste et protectionniste de la part de Giorgia Meloni, avec un blocage naval des frontières maritimes par exemple. Après dix mois de gouvernement, la stratégie opérée semble bien différente et la collaboration avec les pays du sud devient un point central de la politique étrangère italienne de ce quinquennat des Fratelli d’Italia.

 

Historiquement tournée vers le nord, l’Italie élargit ses possibilités

Le barycentre géopolitique de la péninsule italienne a changé de position au cours de l’histoire, passant du centre du monde connu lors de l’antiquité à un pays de frontière méridionale de l’Union européenne. Si ces changements pouvaient être considérés comme un déclassement (surtout pour l’Italie du Sud), le contexte actuel remet au cœur des relations internationales l’Italie, trait d’union entre deux continents, du fait de son histoire.

Au XIXe siècle, les artisans de l’unification italienne, principalement Piémontais (et francophones), avaient une préférence stratégique et culturelle pour les pays du nord de l’Europe, notamment l’Allemagne et la France, respectivement premier et deuxième partenaire commercial de l’Italie encore aujourd’hui. Une politique qui a aidé le nord de l’Italie à se développer pour obtenir le bassin de productivité septentrional que nous connaissons de nos jours. Un développement qui a cependant créé une Italie à deux vitesses, avec un drainage de la croissance vers les régions septentrionales, creusant un peu plus chaque année l’écart économique entre le nord et le sud de la péninsule.

Mais l’Italie n’a pas toujours été seulement orientée vers les partenaires commerciaux germaniques et francophones. Francesco Crispi, président du Conseil à plusieurs reprises au début du XXe siècle avait une vision totalement différente et plutôt vindicative envers la France. Cette idée avait porté l’Italie à chercher de nouveaux accords vers le sud : un commerce plus intense en Méditerranée, mais aussi le début de la politique coloniale italienne en Afrique. Cette tactique d’expansion fut aussi reprise par Mussolini durant le fascisme, même si l’objectif n’était pas uniquement d’étendre le territoire italien, mais aussi de faire partie des pays colonisateurs, comme la France ou le Royaume-Uni. Une politique vers le sud pour peser au niveau international.

La fin de l’épisode colonial italien, qui coïncidait avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, clôturait les rapports de force avec les pays africains. Après-guerre, les liens entre l’Italie et l’Afrique changent, surtout lors du miracolo economico, les trentes glorieuses transalpines. Les investissements pétroliers de la Société de l’énergie italienne (l’ENI), guidée par Enrico Mattei, étaient principalement sur le continent africain, pour garantir aux Italiens une énergie abondante et à bas coût et maintenir au plus haut la croissance de l’Italie. Cette méthode,appelée Piano Mattei, est l’un des modèles que Giorgia Meloni veut appliquer. Elle parle d’un nouveau plan Mattei pour l’Afrique.

 

 

Le Piano Mattei remis au goût du jour par Giorgia Meloni

Giorgia Meloni multiplie les voyages diplomatiques en Afrique depuis le début de l’année : en Algérie, en Libye, en Éthiopie et plusieurs fois en Tunisie. Ces déplacements sont dans la lignée de ceux de Mario Draghi, qui avait commencé lui aussi à se rapprocher des pays du nord de l’Afrique. La guerre en Ukraine a encore plus accéléré le besoin en gaz et en pétrole pour l’Italie et l’Europe. Madame Meloni reprend donc la stratégie d’Enrico Mattei, à savoir des accords gagnant-gagnant basés sur l’exploitation des ressources naturelles contre des investissements massifs pour le développement. C’est par exemple le cas de la Libye où le plan Mattei y est vraiment appliqué à la lettre. Un accord historique d’exploitation de deux puits libyens par ENI a été signé, contre plus de 7 milliards d’investissements sur le territoire. Les rapports avec les pays voisins producteurs d’énergie sont d’autant plus importants que les pipelines qui acheminent le gaz en Europe passent aussi par la Sicile.

Les accords avec la Tunisie regardent plus la crise migratoire : le soutien de l’Union européenne à l’économie tunisienne évite une vague migratoire importante sur les côtes italiennes, tout du moins pour l’instant. Madame Meloni a pris part au dernier voyage d’Ursula Von der Leyen à Tunis, de manière à montrer aussi à son électorat qu’elle travaille pour limiter les arrivées de migrants.

Dans le contexte actuel, l’Italie est aussi bien l’exploitant, le transporteur et l’intermédiaire d’une partie importante de l’énergie vers l’Union européenne. On peut comprendre l’intérêt croissant du gouvernement italien à travailler dans cette zone : les régions du sud de l’Italie, qui jusqu’hier était un problème, pourraient devenir le levier des ressources énergétiques pour l’Europe.

 

L’Égypte, une amélioration des rapports à la suite de la libération de Patrick Zaki

Après trois ans d’incarcération, l’activiste égyptien et étudiant de l’université de Bologne, Patrick Zaki, a été gracié par le président Al-Sisi. Un geste qui rapproche les deux pays et qui représente une victoire diplomatique pour l’Italie. Le pays a réussi, contre toute attente, à faire libérer le jeune étudiant qui est rentré en Italie il y a quelques jours.

Personne n’est dupe, la libération de Patrick Zaki n’est pas uniquement un acte de bonté du président égyptien. Un accord avec l’Italie a très certainement été signé (tout du moins de manière officieuse), car il reste un autre contentieux plus épineux et tragique : l’assassinat de  l’étudiant romain Giulio Regeni au Caire, en 2016. Les premières enquêtes italiennes indiquent que Giulio Regeni aurait été abattu par des membres du contre-espionnage égyptien. La collaboration égyptienne dans l’enquête n’a pas été totale, car les autorités égyptiennes n’ont jamais accepté d’extrader les militaires incriminés, se contentant d’un interrogatoire au Caire où ces mêmes soldats ont réfuté les accusations. Ce statu quo entre les deux pays dans l’affaire Regeni pourrait donc évoluer grâce à (ou à cause de) la libération de Patrick Zaki : il ne serait pas étonnant de voir les instances de Rome abandonner leurs recherches sur l’homicide du jeune chercheur italien, comme l’indiquait le journal Left.

Aucune preuve de cet accord pour l’instant, l’unique certitude est que l’Égypte et l’Italie se parlent de nouveau après des années de tensions palpables entre les deux nations. Un renouveau diplomatique qui élargit les perspectives italiennes, à présent en bon terme avec tous ses voisins de la méditerranée méridionale.

 

Que peut-on attendre de cette nouvelle stratégie italienne ?

Il est évident que la politique internationale appliquée par l’actuel gouvernement n’est pas exactement en phase avec le programme électoral pour lequel Giorgia Meloni a été élue. Le blocage naval revendiqué en septembre dernier semble bien loin, et la politique étrangère italienne moins défensive que l’on pouvait l’attendre. Les rapports positifs avec Bruxelles et la position géographique de l’Italie lui donnent l’opportunité d’être un acteur du monde méditerranéen et un vrai trait d’union entre les deux continents. Le statut de l’Italie et son rapport commercial en Méditerranée (sans oublier pour autant son passé colonial) offrent des perspectives plus positives avec le continent africain. La crise migratoire touche principalement l’Italie, qui a tout intérêt à être un protagoniste actif : ce positionnement a le double avantage de tenter de trouver une solution au problème migratoire, mais aussi de remettre en avant l’Italie sur la scène européenne et devenir un acteur des politiques du Sud.

Reste à savoir si le gouvernement Meloni pourra tenir cette ligne sans pour autant provoquer une certaine colère de son électorat : le leader de Forza Nuova (extrême-droite) Roberto Fiore a déjà fait savoir dans les médias sa déception quant aux politiques appliquées par le gouvernement. L’équilibre entre les promesses électorales aux Italiens et les réalités internationales risquent de se télescoper. Dans tous les cas, il faudra que les résultats soient là, surtout dans le cas de la crise migratoire, car les statistiques actuelles ne vont pas dans ce sens : depuis le début de l’année, plus de 90 000 personnes sont arrivées sur les côtes italiennes. Un chiffre impressionnant qui oblige même les garde-côtes à collaborer avec les ONG, pourtant tant critiquées par le gouvernement.

Les alliés de Giorgia Meloni acceptent cette nouvelle ligne plus européenne, pour l’instant. Mais si le vent électoral tourne, il ne serait pas surprenant de voir des dissidences dans la majorité. Matteo Salvini, dans l’ombre de Giorgia Meloni depuis des mois, attend très certainement une occasion de revenir au premier plan, tandis que l’actuelle opposition pourrait prendre de l’ampleur en cas d’alliance (possible) entre le Mouvement 5 Étoiles et le Parti démocrate.
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