Derrière le salon du Bourget, le discret mais impitoyable bras de fer engagé par Emmanuel Macron avec l’Allemagne
Le salon du Bourget, qui débutait ce lundi, a été l’occasion, pour Emmanuel Macron de faire le tour de tout ou partie des stands installés. C’est aussi le cadre d’un évènement plus discret mais pas moins important : un bras de fer, qui oppose la France à l’Allemagne sur la question de la défense européenne. Olaf Scholz milite pour la création d’un plan de défense aérienne ainsi qu’un système anti-missile, projet que la France ne semble pas embrasser. Comment expliquer cette différence d’approche ?
Les Français, en coopération avec d’autres dont les Italiens, ont déjà des systèmes de défense anti-missiles. Ces projets n’ont pas tous abouti, pour certains d’entre eux, ils sont encore en devenir. Les Allemands, pour leur part, veulent un système neuf, dont on ne connaît pas encore les modalités exactes ou les contours. N’oublions pas non plus qu’il existe des systèmes de défense américains qui intéressent de nombreux pays de l’Union européenne.
Il y a, de fait, une compétition entre Allemagne et France en matière de défense aérienne. Les Allemands cherchent à prendre la tête sur ce sujet, comme ils essaient d’ailleurs de le faire sur le projet MGCS, un char de guerre franco-allemand. C’est pourquoi les gouvernants allemands ont décidé de consacrer énormément d’argent, dans les quelques années à venir, pour moderniser leur défense. Concrètement, cela veut dire qu’ils achètent beaucoup de matériel militaire, ce sur quoi ils communiquent très peu.
En Allemagne, l’achat de matériel militaire en collaboration avec l’industrie s’est imposé comme une priorité. Nous sommes donc dans un système où c’est l’industrie qui est privilégiée, ce qui ravive ce genre de compétitions autant que cela ne pousse à oublier les tentatives de travail à échelle européenne.
A quel point les deux pays sont-ils engagés dans un bras de fer sur ce sujet ? Comment cela se traduit-il dans les actes et dans les mots ?
Pour le moment, il y a d’un côté un ensemble qui veut poursuivre ce qui a déjà été initié (et qui est d’ailleurs basé sur le système français) et de l’autre il y a l’Allemagne qui souhaite un système nouveau, dont elle pourrait prendre le leadership.
Il n’est pas exagéré de parler parler de bras de fer entre la France et l’Allemagne sur ces questions. Chacun des projets, il faut bien l’avouer, présente des avantages : celui envisagé par l’Allemagne est plus moderne. Celui prôné par la France a fait montre de ses capacités et peut s’enorgueillir d’une certaine expérience.
Emmanuel Macron, sans critiquer trop durement le projet (intitulé Sky Shield), n’a pas manqué de pointer du doigt sa dépendance prononcée sur des armes et des équipements manufacturés en dehors de l’Union européenne. Est-ce réellement un problème, selon vous ?
On parle beaucoup, ces derniers temps, de “défense européenne” mais aussi d’armée européenne ou d’équipement européen.
Hélas, nombreux sont ceux qui ont visiblement oublié qu’avant d’en arriver là, il faut déjà mettre en place une politique étrangère commune. Or, cette dernière est tout à fait absente des discours : c’est la grande oubliée du moment. Dès lors, quiconque parle d’armée européenne sans aborder ce sujet montre qu’il ignore les bases et c’est relativement grave.
Ceci étant dit, on peut s’interroger sur les raisons qui poussent à ce désaccord. La France prône une certaine souveraineté européenne, notamment parce qu’elle bénéficie de quelques pépites qui lui permettent pratiquement de se développer seule. Certaines études, menées il y a quelques années, montrent bien que l’Hexagone est en mesure de produire un successeur au Rafale à l’aide de la Grande-Bretagne et de la Suède. Ce serait alors un projet très indépendant, sur le plan européen.
Mais nous sommes sortis de cette vision-là aujourd’hui ; en témoigne le récent accord signé concernant un potentiel nouvel avion de combat européen. La principale préoccupation d’un partenaire comme l’Allemagne ne porte pas sur les performances de la machine mais bien sur le pourcentage qu’elle touchera du budget total. Les vrais problèmes de maîtrise d’ouvrage, de compétences… tout ça n’est évoqué que de manière très anecdotique. C’est un schéma assez catastrophique.
Dans quelle mesure cela pourrait-il influencer le degré d’efficacité du projet ? Particulièrement si l’on se repose essentiellement sur des armes étrangères ?
Pour le moment, il n’est à priori pas question de se reposer sur des armes étrangères. Quel que soit le système proposé, il est supposé s’appuyer sur de l’équipement européen. Il est évident que, pour un certain nombre d’entre nous, il est difficile d’admettre que l’autonomie complète de pays relativement petits (comme la France ou l’Allemagne, en l’occurrence) est impossible dans le domaine de l’armement. Si l’on souhaite être exportateurs, il faut aussi importer.
Dès lors, il est évident qu’il y aura partages et coopérations à réaliser. Ces dernières, quand elles sont bien faites, peuvent donner naissance à des produits assez efficaces, comme c’est le cas du Jaguar ou de l’Alpha Jet. En revanche, les coopérations qui sont dirigées par des financiers et des industriels ; lesquels n’écoutent pas les militaires… C’est l’assurance d’un projet comparable à l’A400M : coûteux et pas nécessairement plus efficace.
La question de la défense est-elle une question industrielle ? Ou relève-t-elle d’autres considérations ?
Selon moi, la défense c’est avant tout l’outil de la souveraineté nationale (ou fédérale, c’est selon). Dans le cadre de l’Europe, cela implique une gouvernance et une politique étrangère commune, rappelons-le. Ensuite, il y a un outil militaire à qui on donne suffisamment de moyens. Commencer par discuter des moyens et ensuite, éventuellement, de l’outil militaire, en oubliant la politique étrangère commune… c’est mettre le char avant les bœufs.
Quand l’OTAN prend le contrôle, les choses se passent correctement. Quand il s’agit de coalitions temporaires ou des alliances de circonstances comme au Sahel, on se retrouve généralement avec une incohérence totale.
Qui de la France ou de l’Allemagne semble retirer le plus de gains de ce bras de fer, selon vous ?
Pour le moment, c’est difficile à dire. Il faudra attendre de savoir quel sera le projet finalement retenu. Aboutira-t-on à un seul système utilisé par tous les Européens ou y en aura-t-il plusieurs qui fonctionnent en parallèle, comme cela a longtemps été le cas ? Nous sommes capables de faire chacun de notre côté, au détriment de la cohérence, ou au contraire trouver un commun accord sur le domaine de la défense aérienne, par exemple.
Propos recueillis par Atlantico.