19.12.2024
Salon du Bourget : entre compétition transatlantique et…querelles européennes
Tribune
16 juin 2023
Une compétition transatlantique encore plus âpre
Le salon du Bourget qui s’ouvrira le lundi 19 juin sera comme à l’habitude une vitrine de la compétition transatlantique dans le domaine aéronautique. Dans le domaine de l’aviation commerciale, on s’interrogera sur le nombre d’avions vendus par Boeing, combien d’avions vendus par Airbus : la traditionnelle compétition Europe/États-Unis.
Mais avec le conflit en Ukraine, cette compétition a pris une autre dimension dans le domaine militaire. L’enjeu est pour le moment limité : l’arme aérienne n’est pas celle qui est la plus utilisée dans le conflit ukrainien hormis l’exception notable des drones de tous types – reconnaissance, drones armés – et de toute taille. Pour autant, dans le domaine des avions de combat, les pays d’Europe centrale ont déjà fourni les avions qu’ils détenaient encore de l’époque soviétique, Mig-29 slovaques et polonais, et le débat sur la livraison de F-16 à l’Ukraine est aujourd’hui sur la table : ce n’est plus un tabou. La formation des pilotes ukrainiens, déjà annoncée par un certain nombre de pays, y compris la France, précédera sans doute la livraison de ces avions à l’Ukraine, les Pays-Bas apparaissant les premiers en lice, leurs exemplaires de F-16 étant en cours de remplacement par des F-35 américains. Dans ce cas, la prééminence américaine apparait claire, mais elle n’est, au fond, pas nouvelle. Les pays européens susceptibles de livrer des F-16 sont des pays ayant déjà acquis avant la guerre en Ukraine des F-35 destinés à les remplacer. Le mouvement qui se met en place dans les pays d’Europe centrale et sur le flanc sud-est de l’OTAN est et sera sans doute plus au détriment des Européens. Les Polonais, qui ont livré leur Mig-29 à l’Ukraine, ont déjà acquis des F-35. Quant aux Roumains, ils sont en train de mettre au rebus leurs vieux Mig-21 soviétiques pour acquérir des F-16 norvégiens un peu moins vieux, les Norvégiens faisant l’acquisition de F-35 américains tout neufs : la boucle est bouclée. Elle est assez significative du triptyque positif qui accompagne l’offre américaine : garantie de sécurité américaine/interopérabilité dans l’OTAN/charges de travail offerte à l’industrie locale en cas d’acquisitions d’avions américains. Pour le moment, ces arguments de vente fonctionnent même si on peut avoir certains doutes sur la pérennité et l’ampleur de la garantie de sécurité américaine dans le futur, y compris proche, et sur l’absence de transfert de technologie en cas de ventes d’avions de combat américains qui, bien loin de renforcer la capacité des Européens à assurer leur sécurité sur le long terme l’affaiblit.
…Qui ne doit pas masquer les querelles européennes
Paradoxalement, alors même que les yeux seront tournés vers le Bourget pour scruter l’avenir de l’industrie de défense européenne, c’est à Bruxelles que s’est engagé un bras de fer qui pourrait bien conditionner l’avenir de l’industrie de défense européenne.
Tout est parti de l’initiative européenne lancée pour fournir des munitions à l’Ukraine. Cette initiative comprend 3 volets. Le premier consiste dans le financement de munitions à l’Ukraine pour une valeur d’un milliard d’euros. Le second volet consiste dans le financement d’acquisition en commun de ces mêmes munitions pour reconstituer les stocks de munitions de l’Union européenne. Dans les deux cas, l’argent vient de la facilité européenne de paix, c’est-à-dire un fonds européen constitué de contributions nationales. Ainsi, la France contribue à hauteur de 18% à la facilité européenne de paix.
Mais le volet le plus novateur est le 3e, celui qui doit permettre de financer la remontée en puissance de l’industrie munitionnaire européenne. Ce volet 3, à la différence des deux premiers, est géré par la Commission européenne avec un projet de règlement communautaire intitulée Act in Support of Ammunition Production[1], soit le sigle ASAP, clin d’œil à l’expression britannique as soon as possible. Il faut faire vite pour venir en aide à l’industrie de défense européenne pour soutenir un rythme de fabrication des munitions bien supérieur à ce qui existait. Mais à la différence des deux premiers volets, c’est de l’argent prélevé sur le budget communautaire et non sur un fonds auquel les États membres contribuent.
L’initiative est à la fois novatrice et louable pour 3 raisons.
Elle inscrit l’Union européenne dans une démarche de politique industrielle de défense qui constitue un revirement à 180° pour une institution dont la réputation était d’être ultralibérale basée sur une compétition à tout prix qui ne peut s’appliquer, tout au moins en totalité, à une industrie dont l’objectif est celui d’assurer la sécurité des États et des citoyens.
Elle constitue un formidable incitateur à ce que les Européens prennent mieux en compte leur sécurité en reposant plus sur leur industrie de défense en étant moins dépendant des industries des pays tiers, à commencer par l’industrie américaine. Politiquement parlant, ASAP, c’est le rêve de ceux qui veulent construire une autonomie stratégique européenne, donc celui de la France.
Elle oblige les Européens à réfléchir collectivement à leur sécurité et non plus sur une base nationale qui est inadaptée aux défis de sécurité auxquels sas habitants font face.
Mais les crédits sont communautaires et c’est là que le bât blesse. Sans entrer dans les détails longs et fastidieux pour expliquer les articles 13 et 14 du projet de règlement communautaire, la commission a cherché à faire au mieux pour que les crédits communautaires soient dépensés de la manière la plus rationnelle possible, car elle est garante de la bonne utilisation des crédits communautaires.
Pour ce faire, la Commission européenne demande que les entreprises fournissent à la commission toutes leurs données sur leurs capacités de production de munition : c’est l’article 13. Allant plus loin, la commission peut demander à une entreprise de fournir en priorité des produits de défense si un État éprouve des difficultés à faire les acquisitions de munitions destinées à l’Ukraine : c’est l’article 14. Dans les deux cas, l’État doit donner son agrément à la commission pour mettre en œuvre les dispositions de l’article 13 et de l’article 14.
De ce fait, pour nombre d’États dont la France, et pour les entreprises de défense, la Commission européenne a franchi deux lignes rouges. Ces dispositions conduisent en effet la Commission européenne à se substituer aux États pour faire de la politique industrielle de défense. Elle demande par ailleurs à des entreprises qui sont en compétition sur les marchés de défense de fournir des données sur leur capacité de production qui sont des informations commerciales sensibles.
C’est donc une révolution copernicienne dans la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États en matière de politique industrielle de défense qui est en jeu au détour de ces deux articles. Pour le moment, l’opposition est frontale. Nombre d’États, dont la France, souhaitent la suppression pure et simple de ces deux articles.
Le risque dans ce débat qui doit être tranché en moins de 15 jours est que l’on prenne des décisions extrêmes dans un sens ou dans un autre sur un texte dont l’enjeu en lui-même n’est pas d’une importance stratégique, mais dont l’issue pourrait conditionner la vision que l’on a de l’industrie européenne de défense et plus largement de l’Europe de la défense dans les 50 ans à venir. La France dans ce débat n’a pas intérêt à s’opposer purement et simplement à ces deux articles d’une part parce que notre pays est le fer de lance du projet d’autonomie stratégique européenne. Or, le projet de la Commission européenne est en parfaite cohérence avec cet objectif. Et, d’autre part, parce qu’elle doit se démarquer d’une Allemagne dont on voit bien dans la récente stratégie de défense qu’elle prend ses distances avec le projet européen.
La Commission européenne doit de son côté comprendre les réticences des États. On ne peut pas, au nom d’arguments techniques, bouleverser du jour au lendemain l’équilibre institutionnel sur un sujet aussi stratégique.
En d’autres termes, un accord doit être trouvé : il ne peut y avoir ni vainqueur ni vaincu dans ce dossier : le débat que vient d’ouvrir la commission est légitime, car il se fait au profit du développement d’une autonomie stratégique européenne, mais ce serait une erreur si la commission faisait adopter ce règlement contre l’avis des États.
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[1] Defence: €500 million and new measures to urgently boost EU defence industry capacities in ammunition production.