ANALYSES

Première stratégie de sécurité nationale allemande : quels enjeux ?

Interview
15 juin 2023
Le point de vue de Gaspard Schnitzler


Près d’un an et demi après le début du conflit en Ukraine et six mois après la publication de la nouvelle Revue nationale stratégique (RNS) française, le 14 juin 2023, l’Allemagne a adopté en Conseil des ministres sa première « Stratégie de sécurité nationale ». Cette dernière fait l’objet aujourd’hui d’un débat officiel au Bundestag. Le point avec Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS et co-directeur de l’Observatoire de l’Allemagne de l’IRIS.

En quoi consiste cette « Stratégie de sécurité nationale » tant attendue outre-Rhin et pourquoi arrive-t-elle seulement maintenant ?

Annoncée dans le contrat de coalition, il s’agit d’une grande première pour l’Allemagne qui disposait jusqu’à présent de Livres blancs sur la défense (dont le dernier date de 2016), mais qui ne s’était jamais doté d’un tel document d’analyse des menaces et des priorités stratégiques depuis la création de la République fédérale en 1949.

Initialement prévue pour octobre 2022, puis annoncée pour la conférence de sécurité de Munich (MSC) en février 2023, elle aura finalement été publiée avec huit mois de retard, juste à temps pour le prochain de sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet prochain.

Au-delà des divisions internes, notamment entre le chancelier Olaf Scholz (SPD) et sa ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Die Grünen), sur un certain nombre de sujets, ce retard est en partie dû à l’approche horizontale privilégiée par le gouvernement dans l’élaboration de cette stratégie. En effet, si la rédaction de la nouvelle stratégie de sécurité nationale allemande a été confiée au ministère des Affaires étrangères, dirigé par l’ancienne candidate à la Chancellerie Annalena Baerbock, cette dernière a fait l’objet d’une large consultation, en interne, entre la Chancellerie et les ministères concernés (affaires étrangères, défense, intérieur, économie…), comme en externe, cette dernière ayant associé parlementaires, think tanks et représentants de la société civile allemande. Il est important d’avoir à l’esprit que cette stratégie se veut avant tout un outil destiné à consolider la culture stratégique en Allemagne, ainsi que l’illustre l’engagement pris par le gouvernement de développer des échanges réguliers sur sa mise en œuvre avec le Parlement, les Länder et la population allemande.

Cette approche se démarque sensiblement de celle de la France, dont la nouvelle Revue nationale stratégique (RNS) présentée en novembre 2022, a été élaborée tambour battant, faisant l’objet de très peu de consultations externes.

 

Que faut-il retenir de ce document ?

Sous le slogan « Robustesse. Résilience. Durabilité. Une sécurité intégrée pour l’Allemagne », ce document d’une soixantaine de pages s’articule autour de deux axes majeurs : le rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde (1) et les piliers de la sécurité allemande (2).

Parmi les annonces phares, il convient de retenir l’inscription de l’objectif de l’OTAN de dépenses de défense équivalentes à 2% du PIB. Bien qu’ayant déjà été annoncée à l’occasion du discours d’Olaf Scholz devant le Bundestag, trois jours après l’invasion russe de l’Ukraine, son inscription dans un document aussi stratégique avait fait l’objet d’intenses débats ces derniers mois au sein de la coalition. L’annonce semble particulièrement ambitieuse, alors qu’avec 58,5Md€ de budget de défense en 2023, l’Allemagne ne dépense à ce jour qu’environ 1,4% de son PIB. Atteindre les 2% reviendrait donc à dépenser environ 84Md€, soit une hausse de 25Md€. Certes l’utilisation des crédits du fonds spécial de 100Md€ dédié à la modernisation de la Bundeswehr pourrait permettre d’y parvenir, mais impliquerait une refonte du système d’acquisitions allemand. En effet, le ministère de la Défense peine déjà à dépenser les 8,5Md€ de crédits du fonds spécial lui ayant été attribués cette année.

Une autre annonce particulièrement attendue concerne la Chine, qui est reconnue dans le document comme un « concurrent et un rival systémique ». Une affirmation atténuée dans la phrase suivante, qui précise qu’il s’agit également d’un partenaire, commercial, mais pas seulement, admettant que « de nombreux défis internationaux parmi les plus urgents ne sauraient être résolus » sans ce dernier. Pour rappel, en 2022, les exportations allemandes vers la Chine représentaient environ 100Md€ contre seulement 24Md€ pour la France. Si cette ambivalence a pu être soulignée et critiquée, elle illustre un certain pragmatisme. La stratégie que l’Allemagne entend adopter vis-à-vis de la Chine devrait être précisée dans les prochains mois, avec l’adoption d’une stratégie dédiée (China-Strategie), dont certains éléments ont déjà fuité il y a quelques semaines dans la presse outre-Rhin.

Il est intéressant également de noter l’importance accordée par le texte à la « résilience » – que ce soit en matière d’approvisionnement, d’infrastructures critiques, d’énergie ou de matières premières – et au renforcement de capacités telles que le cyber et le spatial. Conséquence directe de la crise du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, cette prise de conscience s’inscrit dans la continuité des textes adoptés au niveau européen ces derniers mois (i.e. Communication sur les matières premières critiques, Stratégie spatiale de défense…) et traduit la volonté de l’Allemagne de se positionner sur des sujets qui jusqu’à présent restaient l’apanage de pays doté d’une véritable culture stratégique. S’ils demeurent peu développés, dans ce qui se veut être un « document-cadre », ces éléments devraient faire l’objet dans les prochains mois de stratégies dédiées.

Sur le plan capacitaire, en plein débat sur l’avenir des programmes de coopération franco-allemands (SCAF, MGCS, CIFS, Eurodrone, etc.) et sur les instruments de soutien aux acquisitions en commun et à l’industrie de défense que la Commission européenne tente de mettre en place (EDIRPA, ASAP…), le positionnement allemand demeure ambivalent. En effet, la stratégie insiste sur la détermination du gouvernement à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et sur la priorité donnée aux « solutions européennes » en matière d’acquisitions, deux objectifs encourageants, mais qu’il convient d’accueillir avec prudence, tant les récents choix capacitaires allemands s’en éloignent. Ce principe est d’ailleurs contrebalancé  par l’affirmation selon laquelle le « critère décisif » en matière de choix d’équipement reste « le comblement rapide de lacunes capacitaires ». Sans surprise, et conformément au contrat de coalition, la stratégie rappelle également la volonté allemande de parvenir à une harmonisation progressive du contrôle des exportations au niveau européen et de se doter d’une nouvelle législation en la matière, qui devrait être adoptée courant 2023. Il est intéressant néanmoins de noter le souci accordé à la prise en compte des exigences propres aux projets de coopération en matière d’armement, afin que ce contrôle ne dissuade pas d’éventuels partenaires de coopérer avec l’Allemagne ou d’acheter de l’équipement allemand.

Enfin, contrairement au discours de Prague d’Olaf Scholz en août 2022, qui, de façon remarquée, avait omis de mentionner la France, « l’amitié profonde » entre les deux voisins et leur « rôle moteur » en Europe, sont cette fois-ci mentionnés à plusieurs reprises.

 

Comment cette stratégie a-t-elle été accueillie outre-Rhin ?

Très attendu, le document a reçu un accueil plutôt mitigé, notamment de la part de la presse et de l’opposition, qui lui reprochent son manque d’ambition et son caractère trop général. L’opposition (CDU/CSU) dénonce notamment une stratégie du « plus petit dénominateur commun », qui manque de substance à force de recherche de compromis. Elle regrette également deux manques : d’une part, le renoncement à la création d’un « Conseil de sécurité nationale », sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis, pourtant annoncé dans le contrat de coalition, mais qui s’est heurté aux rivalités entre le SPD et les Verts, et d’autre part le manque de consultation des Länder dans l’élaboration du document. Par ailleurs, quelques points spécifiques, tels que l’interdiction des hack back dans le domaine cyber (une pratique qui consiste à répliquer à une cyberattaque par des mesures de représailles), ont également cristallisé une partie des critiques. Néanmoins, certains membres de l’opposition, tel le député CDU Johann David Wadephul, ont accueilli cette dernière de façon plus positive, jugeant l’analyse de la menace « pertinente », malgré un manque de propositions concrètes sur les mesures à mettre en œuvre.

En France, cette première stratégie de sécurité nationale allemande a pour l’instant suscité peu de réactions, en dehors des milieux spécialisés. Il ne fait aucun doute qu’elle devrait être scrutée de près par les acteurs de la défense, industriels et ministère des Armées en tête, qui l’attendaient avec impatience depuis plusieurs mois. La publication inédite d’une synthèse en langue française devrait faciliter sa diffusion.

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Consulter la « Stratégie de sécurité nationale » allemande en allemand et en anglais.
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