19.11.2024
Goodbye La Fayette – Une brève réflexion sur l’identité états-unienne
Correspondances new-yorkaises
9 juin 2023
Pourquoi avoir décidé il y a quelques années de devenir américain après vingt ans passés au pays de l’Oncle Sam, alors que mon statut de résident permanent –Green Card holder comme on dit- m’aurait permis d’y rester tranquillement jusqu’à la fin de mes jours ? Pourquoi avoir voulu devenir le citoyen d’un pays dont je n’arrête pas de critiquer le système d’article en colonne, de pamphlet en essai ? Qu’est-ce qui a bien pu m’amener un matin d’hiver à prêter serment à la Star-Spangled Banner -la Bannière étoilée- dans une salle glaciale du Federal Building de Manhattan ?
Pour pouvoir voter, oui, bien sûr. Mais je sais bien qu’il y a autre chose. Un stupide rêve de gosse enfin possible à réaliser ? Celui d’un gamin qui a découvert l’Amérique via le Rock à l’occasion du 5e anniversaire de la mort d’Elvis, à une époque où la série Dallas bâtait tous les records d’audience et où les bandes dessinées Marvel, dont il était si friand, étaient enfin disponibles en VO chez le marchand de journaux ? Le rêve d’un enfant de douze ans tombé amoureux des États-Unis à travers une petite Américaine prénommée Jodie, qui avait rejoint en cours d’année sa classe de 5e ?
Qu’a signifié réellement pour moi devenir américain ? Et que signifiait être américain pour ces quarante et quelques autres personnes avec qui j’avais été réuni pour prêter serment dans cette salle du Federal Building de New York ?
Leurs American Dreams s’étaient-ils construits eux aussi sur quelques clichés ? La blondeur toute californienne d’une petite fille, les merveilleuses pubs en Anglais des comic books, la voix d’Elvis et le rire de J.R, en ce qui me concerne…
Ce sont ces questions qui me sont venues à l’esprit ces derniers jours alors que les États-Unis commencent à se préparer à fêter dans quelques semaines leur 247e anniversaire. L’une des dernières répétitions grandeur nature en vue des célébrations prévues pour 2026.
D’abord, voyons les choses telles qu’elles sont. L’Amérique n’a jamais vraiment été une nation au sens où on l’entend traditionnellement, car elle ne s’est pas bâtie puis développée au cours des siècles autour d’un peuple et d’une culture, enracinés sur un lieu géographique précis. Elle a été construite par des colons venus de différents horizons, afin – parfois – d’y trouver refuge ou – le plus souvent – d’y faire fortune. Et cela, aux dépens de populations autochtones massacrées sans aucun état d’âme.
In fact, l’histoire de l’Amérique est la success story d’une colonisation qui a si bien réussi que la colonie est devenue autonome et s’est émancipée de sa mère patrie. Un peu comme si les colons d’Algérie avaient tué tous les Arabes, puis avaient largué les amarres avec la France.
Comment croire par ailleurs qu’il n’y ait jamais eu in the Land of the Free, une réelle volonté de cultiver le vivre ensemble quand on sait que les paroles suivantes ont été prononcées par le grand Abraham Lincoln lui-même, le Zeus de la mythologie américaine, lors d’un discours à Columbus, Ohio : « Je dirai donc que je ne suis pas ni n’ai jamais été pour l’égalité politique et sociale des noirs et des blancs il y a une différence physique entre la race blanche et la race noire qui interdira pour toujours aux deux races de vivre ensemble dans des conditions d’égalité sociale et politique.. »
Non, l’Amérique n’a jamais vraiment été une nation. Ainsi que l’avait fort bien compris Tocqueville, elle est une idée, une idée qui a donné naissance à un credo : adhésion à un système politique fondé sur la dignité essentielle de l’individu ; égalité fondamentale de tous les hommes (sic) ; droit à la propriété et à l’enrichissement – dans notre jargon actuel, nous appellerions ce dernier point le droit à l’ascenseur social.
Mais comment oublier qu’avant de donner jour à ce credo, avant elle-même d’être une idée précise, celle-ci, l’idée, avait été une intuition sublime et résolument porteuse de modernité née dans l’effervescence des Lumières ? L’intuition que la liberté et l’égalité étaient une possibilité pour cette terre et non une chimère.
C’est cette intuition qui allait pousser le jeune marquis de Lafayette à défier le roi, la cour et l’Ancien Monde et le conduire à traverser l’Atlantique afin d’aller contribuer à bâtir la première république moderne.
Que reste-t-il de la flamme de Lafayette aujourd’hui ? Sans doute pas grand-chose…
Celle-ci a certes continué à bruler quelque peu dans l’âme d’aventuriers romantiques durant les décennies qui ont suivi l’indépendance, et cela jusqu’à la guerre de Sécession où l’on a pu voir des régiments français, hongrois, polonais, etc., venus rejoindre les forces de l’Union afin d’écraser the bloody south esclavagiste -mais ne nous faisons pas ici d’illusions, car même si certains de ces combattants de la liberté étaient sincères, la plupart étaient là pour la gloire-, puis elle a commencé à s’éteindre.
Avec la fin de la guerre civile vint l’époque de la Reconstruction. C’est là que l’Amérique moderne a vraiment vu le jour. Que le capitalisme émancipateur des premiers temps à commencer à passer du côté obscur et à se transformer en la bête immonde qui allait être tant vilipendée plus tard par la gauche communiste.
Les romantiques ont alors irrémédiablement laissé la place aux opportunistes, aux businessmen et à ceux qui s’en rêvaient. Bref, à tous ceux pour qui liberté ne rimait plus qu’avec profit. Bye-bye Gilbert du Motier !
Bien sûr que depuis lors de nombreuses personnes, fuyant la famine, la guerre ou les persécutions politiques, sont venues chercher asile aux États-Unis. Bien sûr que depuis 1886, la vue de la statue de la Liberté a été pour des millions d’immigrants qui s’apprêtaient à débarquer dans le port de New York, le point de départ d’une nouvelle vie dans un pays ou le droit au bonheur est inscrit dans la constitution.
Mais une fois encore, ne nous leurrons pas, la très grande majorité des nouveaux venus à partir des dernières décennies du XIXe siècle auront répondu à l’appel d’un capitalisme débridé semblant offrir tous les espoirs plutôt qu’à celui des valeurs symbolisées par la dame de pierre offerte par la France, pays frère en révolutions.
Les visiteurs étrangers s’extasient souvent devant le charme incontestable d’un New York ville monde aux dizaines de langues. Mais ils oublient trop souvent qu’il ne s’agit pas ici d’une adhésion angélique au vivre-ensemble, mais purement et simplement de business. Je me souviendrai toujours de cette phrase prononcée par un chauffeur de taxi haïtien, émouvante car belle et triste à la fois : « Je travaille à New York, mais vis en Haïti ».
Rien de critiquable ici, et ce chauffeur de taxi n’avait rien d’un requin cherchant à tout prix à faire fortune. C’était visiblement un brave homme qui ne comptait pas ses heures de travail et dont l’un des principaux buts dans l’existence était d’aider sa famille restée au pays.
Mais on en revient toujours au même point, c’est-à-dire attachement au credo américain détaillé plus haut et lien d’unité entre les citoyens, plutôt qu’à l’Amérique elle-même. Mais quoi de plus naturel en fin de compte, puisque l’Amérique dans son essence n’est, comme déjà dit, que son credo ?
Et qu’arrive-t-il le jour où ce credo ne fonctionne plus, où, comme c’est maintenant le cas, après avoir pendant si longtemps fédéré autour de la bannière étoilée les différentes communautés, il commence à ne plus signifier grand-chose et à ne plus parler à grand monde -en effet, dans un pays en crise depuis plusieurs décennies, où l’inégalité atteint des sommets, où les violences policières font partie du quotidien et où la démocratie se fragilise d’année en année, il n’est plus vraiment question de la dignité essentielle de l’individu ni de l’égalité fondamentale de tous les hommes ; quant à l’ascenseur social, il est en panne depuis les années 70 et on a perdu le numéro du dépanneur – ?
Eh bien, chacun se replis sur sa communauté, celles-ci étant de plus en plus diverses et cloisonnées, faisant ainsi de l’Amérique non pas « un village sur la colline » comme a pu le fantasmer en son temps Ronald Reagan, mais un pays où coexistent tant bien que mal des millions d’individualités sourdes les unes aux autres. Un conglomérat de groupes ethniques et sociaux défendant leurs intérêts propres, car n’ayant plus de valeurs communes auxquelles se rattacher.
Alors que peut bien signifier être américain dans une Amérique de plus en plus fragilisée par les séparatismes politiques, ethniques, culturels et religieux, une Amérique où les volontés de fractionnisme, voire même de sécession, de la part de certains territoires et États sont de plus en plus prises au sérieux ; une Amérique qui, traumatisée par les stupides guerres interminables des années 2000, n’est plus capable de respecter les lignes rouges qu’elle a elle-même tracées et qui se refuse dorénavant à envisager la force lorsque les valeurs qui ont toujours été les siennes sont foulées aux pieds devant ses yeux ?
Oui, que signifie être états-unien, comme certains le disent parfois avec une pointe de sarcasme ?
Plus grand-chose, sans doute, pour les habitants de « souche ». Quelque chose de plus ou moins vague pour les nouveaux arrivés. Dans le cadre d’un livre que je prépare pour les éditions Dunod, bouquin centré sur la déliquescence du pouvoir fédéral aux États-Unis et sur celle du pays en général, j’ai réalisé pas mal d’entretiens avec des naturalisés de fraiche date, venus des quatre coins du monde et issus de différentes classes sociales. À la question pourquoi ont-ils choisi d’immigrer aux States, la plupart d’entre eux m’ont répondu qu’ils étaient venus ici pour des raisons professionnelles et pour les opportunités qu’ils croient encore que le pays peut leur offrir. D’autres m’ont dit être là pour cause de regroupement familial. Deux, seulement, se revendiquent réfugiés politiques et me disent avoir choisi la patrie du bonhomme Richard pour l’étendue des libertés qu’elle offre. Mais même ceux-là rencontreraient des difficultés à m’expliquer ce que signifie pour eux être américain.
Et pour moi, que cela signifie-t-il ? Que signifie vraiment pour moi être devenu citoyen d’un pays que beaucoup prédisent être devenu un État failli d’ici la moitié de ce siècle, si ce n’est avant ?
Au-delà du sentiment étrange de débarquer au moment où la fête s’apprête à finir et si je voulais jouer au poseur, je dirai qu’être américain aujourd’hui c’est possiblement être le dépositaire de ce qui reste d’un rêve, d’une « sublime idée », issu des Lumières. Je dirais que c’est se souvenir au moment où le cycle débuté avec la Renaissance, cycle qui nous a apporté la démocratie et les droits humains, commence à prendre fin, de la flamme qui a animé Lafayette et tenter d’en préserver les toutes dernières lueurs le plus longtemps possible. Car comme Saint-Augustin et les derniers romains ont pu le dire, la nuit tombe sur le monde que nous avons connu et elle risque d’être longue.
Mais pour être tout à fait honnête et « prosaïque », en devenant citoyen des États-Unis je n’ai fait peut-être que me payer mon American Dream de gosse.
« Levez-vous et répétez après moi … », nous avait lancé le maitre de cérémonie le jour de ma naturalisation. « Je déclare, par le présent acte, renoncer et faire abjuration d’obéissance et de fidélité à toute puissance étrangère, prince, potentat, état ou souverain desquels j’ai été le sujet ou le citoyen… »
Alors que je m’apprêtais à répéter ces paroles, il m’a semblé entendre venu du bout de la salle, où régnait désormais un froid véritablement polaire, … le rire de J.R.
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et « Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.