ANALYSES

La destruction du barrage de Nova Kakhovka : prélude à un retrait russe ou à une offensive ukrainienne ?

Tribune
6 juin 2023


La destruction partielle du barrage de Nova Kakhovka dans la nuit du 5 au 6 juin 2023 par une explosion est un événement significatif de la guerre en Ukraine. Les deux belligérants s’accusent mutuellement sans que des éléments matériels (explosif ou munition utilisés) n’apportent une signature claire. D’autant plus que dans ce cas, comme dans d’autres attaques hors du champ militaire, les signatures peuvent, voire doivent, être contrefaites. C’est la règle des actions de sabotage qui sont d’ailleurs consubstantielles à toute guerre. Cependant toutes les condamnations convergent sur la Russie. Mais comme pour les bombardements de la centrale nucléaire de Zaporijia durant plusieurs mois en 2022, comme pour le sabotage des gazoducs North Stream 1 et 2 pour lesquels des interrogations subsistent toujours, il en est et sera de même pour cet acte de sabotage.

Il est donc utile de se livrer à une appréciation de situation stratégique sur cet événement pour en mesurer les conséquences sur la poursuite de la guerre et ouvrir la réflexion sur les causes.

Le barrage de Nova Kakhovka construit en 1956 permet l’irrigation par le canal de Crimée de toutes les terres situées en aval entre le Dniepr et la Crimée, celle-ci comprise, et l’alimentation électrique (en parallèle de la centrale de Zaporijia) des populations et usines situées sur les mêmes espaces qui sont à ce jour occupés par les Russes. Entre 2014 et 2022, la Crimée annexée par la Russie a été coupée de ses approvisionnements en eau et électricité, créant une situation difficile pour les Criméens, leur industrie et leur agriculture.

À partir de 1985, la vaste réserve d’eau de ce barrage a permis de contribuer au refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), tout comme le directeur russe de la centrale, assure que les destructions sur le barrage situé 150 km en aval n’ont pas de répercussions sur les capacités de refroidissement de la centrale. Energoatom, opérateur ukrainien, alerte lui sur la « baisse rapide » des eaux du réservoir du barrage y voyant un risque pour la réserve d’eau de la centrale nucléaire.

Dans l’immédiat, les conséquences dramatiques sont l’inondation des villages et villes, dont Kherson. Seize mille personnes seraient en zone critique sur la rive droite selon la présidence ukrainienne et vingt-deux mille sur la rive gauche selon les autorités russes. Ces destructions peuvent entraîner aussi des conséquences sur les alimentations en eau et électricité de l’ensemble des territoires, incluant la Crimée aujourd’hui sous le contrôle russe. Cela pourrait constituer les conséquences les plus importantes et durables de ce sabotage. Dès lors se pose la question des intérêts de chacun des belligérants dans cette opération.

Pour les Russes, conserver en bon état des installations qu’ils avaient mises sur la liste de leurs priorités (conquête dès le 24 février 2022) pour faire vivre les oblasts annexés est vital. L’explication de la tentative de faire monter les eaux du Dniepr pour se protéger d’une attaque à partir de Kherson ne correspond pas à l’analyse de terrain. Les rives du Dniepr en aval de Nova Kakhovka jusqu’à la mer (environ 130 km), marécageuses, ne sont pas du tout propices à un franchissement offensif, sans avoir besoin de les inonder. Voire, s’il était tenté, il offrirait des cibles « comme à l’entrainement » à l’artillerie russe. Quant au pont de Nova Kakhovka, tout comme le pont Antonivsky à Kherson et le pont de Darivka, il a été rendu impraticable par l’armée russe lorsqu’elle s’est retirée de la rive droite en novembre 2022. Il a suffi de miner son tablier qui se trouve à plusieurs mètres au-dessus du barrage lui-même sans porter préjudice aux approvisionnements en eau et électricité.

Il en découle une hypothèse pouvant expliquer une attaque russe.
Incertains de leur capacité de résistance à la contre-offensive ukrainienne, les Russes veulent saboter le potentiel énergétique ukrainien avant d’évacuer les territoires. Politique de « terre brûlée » appliquée en 2014, lorsque, après avoir aidé les milices du Donbass à résister à l’armée ukrainienne, ils avaient déménagé le matériel des usines avant de se retirer.

L’hypothèse pouvant expliquer une attaque ukrainienne s’inscrit en miroir inversé des intérêts russes.

Les territoires annexés par la Russie pourraient être privés d’eau et d’électricité et ainsi fixer l’attention de la Russie sur la résolution de ces problèmes, lui aliéner le soutien des populations et la mettre en difficulté pendant l’offensive en préparation. La coupure des approvisionnements en eau et électricité de la Crimée avait déjà été utilisée entre 2014 et 2022. Enfin, dans les champs politique et médiatique, cette action détériore encore plus l’image de la Russie auprès de la communauté internationale notamment de l’OTAN, et de l’Union européenne, etc., qui dénoncent cet acte qui « démontre une fois de plus la brutalité de la guerre menée par la Russie[1] ». Cette hypothèse s’inscrirait dans la ligne d’action psychologique préparatoire à l’offensive. Ligne d’action qui semble se dérouler depuis quelques semaines, notamment par les actions commandos sur le territoire russe lui-même.

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[1] Jens Stoltenberg sur Twitter : ‘The destruction of the Kakhovka dam today puts thousands of civilians at risk and causes severe environmental damage. This is an outrageous act, which demonstrates once again the brutality of #Russia’s war in #Ukraine”. (@jensstoltenberg)
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