13.12.2024
TotalEnergies en Ouganda : quelles marges de manœuvre ? Quels enjeux ?
Interview
5 juin 2023
En 2006, l’Ouganda découvrait des réserves de pétrole sur son territoire. Depuis 2012, le groupe français TotalEnergies a rejoint le projet d’exploitation pétrolière, initié après la découverte des réserves de pétrole, qui devrait permettre la création de 419 puits pétroliers sur le bassin du Lac Albert. TotalEnergies est aujourd’hui pointé du doigt pour sa participation à un projet considéré comme climaticide. Le groupe doit-il arrêter les projets d’exploitation pétrolière ? Quels sont les enjeux d’un tel projet ? Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste des problématiques énergétiques, répond à nos questions.
Le projet Tilenga sur le bassin du Lac Albert en Ouganda, mené en majorité par Total Énergies est à l’origine de nombreuses accusations. Le groupe français est pointé du doigt pour des activités supposées d’optimisation fiscale et poursuivi par des associations pour non-respect du droit de vigilance et atteinte aux droits humains. Pouvez-vous revenir sur les origines de l’affaire et ses avancées ?
Ce projet pétrolier en Ouganda n’est pas nouveau. Cela fait de nombreuses années qu’il en est question. Pour donner un exemple, le groupe TotalEnergies y est formellement associé depuis février 2012, soit il y a 11 ans. Et TotalEnergies n’est pas à l’origine de ce projet. C’est donc déjà une longue histoire. Par contre, on est maintenant dans la phase de développement de ce projet pour lequel la décision finale d’investissement a été prise en février 2022. La mise en production est attendue pour 2025.C’est un gros projet puisque les investissements requis sont évalués à $10 milliards environ. Le projet de développement du lac Albert comprend les projets pétroliers de Tilenga et de Kingfisher, pour la production de pétrole, et un oléoduc appelé East African Crude Oil Pipeline (EACOP) qui traversera l’Ouganda et la Tanzanie jusqu’au port de Tanga sur l’océan Indien afin que ce pétrole puisse être exporté. La production sera de 230 000 barils par jour (b/j) en phase de plateau. L’Ouganda deviendra donc un nouveau pays producteur et exportateur de pétrole dans les prochaines années.
Pour donner un élément de comparaison, 230 000 b/j, ce serait un peu moins que la production pétrolière actuelle de la République du Congo et un peu plus que celle du Gabon. L’Ouganda ne deviendra certes pas un grand producteur de pétrole (l’Arabie Saoudite produit environ 10 millions de b/j), mais cette future production et les exportations qui en découleront seront très importantes pour l’économie de ce pays.
Plusieurs groupes pétroliers sont réunis autour du projet Tilenga, au côté de TotalEnergies. De quoi assurer un certain développement économique pour Kampala et Dodoma, malgré la grande menace écologique que cela représente. D’un point de vue hypothétique, le retrait du groupe TotalEnergies des projets en cours dans la région serait-il vraiment efficace ? Quelles en seraient les conséquences géostratégiques ? D’autres groupes pétroliers convoitent-ils le projet ?
L’actionnariat du projet pétrolier a évolué avec le temps. La firme britannique Tullow Oil s’est retirée après avoir empoché une belle somme pour la vente de ses participations. Aujourd’hui, pour la partie production en Ouganda (Tilenga et Kingfisher), nous avons TotalEnergies (56,67%), CNOOC (Chine, 28,33%) et l’Uganda National Oil Company (UNOC, 15%). Pour l’oléoduc EACOP, les actionnaires sont TotalEnergies (62%), l’UNOC (15%), la Tanzania Petroleum Development Corporation (TPDC, 15%) et CNOOC (8%). Pour résumer, quatre entreprises pétrolières sont impliquées, dont une très grande compagnie privée occidentale (TotalEnergies) et trois sociétés nationales (contrôlées par des États), dont une pour chacun des deux pays concernés directement par ce projet pétrolier, c’est-à-dire l’Ouganda et la Tanzanie.
TotalEnergies n’a pas l’intention de se retirer du projet Ouganda-Tanzanie. Si c’était le cas, cette compagnie, qui est l’un des plus grands groupes pétroliers mondiaux, n’est pas indispensable, car personne ne l’est. D’autres entreprises, dont CNOOC, pourraient être l’opérateur d’un tel projet. Comme celui-ci est maintenant en phase de réalisation, le départ très hypothétique de TotalEnergies serait évidemment un coup dur mais, de façon générale, il ne faut pas penser que seules les grandes compagnies européennes peuvent conduire de gros projets pétroliers et/ou gaziers. Il y a aussi des acteurs pétroliers majeurs aux États-Unis, en Asie et au Moyen-Orient.
Mettre l’accent uniquement sur TotalEnergies, même si le groupe français joue un rôle majeur dans ce projet, c’est oublier le fait que le projet de développement du lac Albert concerne aussi un géant chinois, deux compagnies nationales et les gouvernements de l’Ouganda et de la Tanzanie qui soutiennent ce projet parce qu’ils pensent, à tort ou à raison, qu’il aura un impact globalement positif pour leurs pays.
Le groupe TotalEnergies a investi pas moins de 10 milliards de dollars dans le projet EACOP pourtant très controversé pour son caractère dit « climaticide ». Alors que le groupe français a entrepris de participer à la transition énergétique avec pour objectif la neutralité carbone d’ici 2050, certains considèrent son approche comme irréalisable, voire mensongère. Qu’en est-il vraiment ? Doit-on mettre fin à la création de projets d’exploitations pétrolières ? La capture et le stockage de CO2 sont-ils des outils efficaces à la lutte contre les changements climatiques ?
Comme vous le rappelez, TotalEnergies a pris des engagements pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Cette approche est-elle mensongère ? Je ne le pense pas. Est-elle réaliste ou irréaliste ? La suite le montrera. Nous verrons déjà où en est le groupe en 2030 par rapport à ses objectifs et à sa trajectoire vers 2050. Cela dit, on peut parfois se demander si l’objectif de la neutralité carbone au niveau mondial vers la moitié du siècle est réaliste. C’est nécessaire, mais extraordinairement ambitieux.
Beaucoup pensent que, dans cette perspective, il ne faut absolument plus développer de nouveaux projets pétroliers (ou gaziers), mais tout le monde n’est pas sur cette ligne. Pour plusieurs pays, notamment en Europe, la transition énergétique suppose de se passer complètement des énergies fossiles, mais, pour d’autres, ce n’est pas le cas. Plusieurs pays africains entendent accroître leur production d’hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) et d’autres veulent devenir des producteurs. Le Mozambique est devenu il y a six mois environ un exportateur de gaz ; un gros gisement pétrolier va entrer en production en Côte d’Ivoire au cours de ce mois ; le Sénégal sera à la fin 2023 un exportateur de pétrole et de gaz ; la Mauritanie exportera du gaz à partir de la fin de cette année ; l’Ouganda devrait exporter du pétrole à partir de 2025 ; et il pourrait en être de même pour l’Afrique du Sud et la Tanzanie pour le gaz dans la deuxième partie de cette décennie et pour la Namibie pour le pétrole. De plus, au moment où nous parlons, la consommation pétrolière mondiale continue à augmenter et de nombreux acteurs pétroliers publics et privés sont donc décidés à accroître l’offre pétrolière pour que celle-ci suive l’évolution de la demande.
Dans la lutte contre le changement climatique, le captage et stockage du carbone (CSC) est un outil indispensable, mais pas suffisant. Ce n’est pas la solution, c’est une partie de la solution. Mais, comme il est certain que le monde va continuer à produire et à consommer des énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel) pendant longtemps, puisqu’elles représentent aujourd’hui au moins 80% de la consommation mondiale d’énergie, il est indispensable de recourir au CSC de façon massive. Le CSC ne doit cependant pas être utilisé comme un argument pour ne pas chercher à diminuer très fortement les émissions de gaz à effet de serre.