ANALYSES

Le monstre du wokeness

Tribune
22 mai 2023

En France, aux États-Unis, et dans les autres démocraties, les contempteurs du « wokisme » se gardent bien de dire de quoi ce terme est le nom. De fait, il sert avant tout d’insulte, d’épouvantail. Si nous cherchons à en donner une définition a minima, on se rend très vite compte qu’il renvoie à tout ce que l’extrême droite déteste : le féminisme, l’anti-racisme, le combat pour les droits LGBTI, la lutte écologiste, le combat contre le néolibéralisme. Car inonder l’espace discursif avec la menace du « wokisme », à partir d’anecdotes, d’amalgames et de rumeurs, répond à un objectif précis : laisser moins de place aux commentaires sur la menace fasciste, ce qui revient à en minimiser l’ampleur et la dynamique et ainsi à la laisser prospérer. C’est donc un projet politique pensé et assumé, qui ne doit rien au hasard. Celles et ceux qui, au-delà de l’extrême droite, fustigent les « wokes » pour disqualifier leurs adversaires politiques, parfois dans leur propre camp, pourraient y réfléchir.

Qui interdit les livres ? L’extrême droite

Aux États-Unis, c’est par des lois locales se voulant « anti-woke » qui, elles, ne sont pas anecdotiques, que des livres sont interdits et retirés des bibliothèques scolaires. C’est par des lois locales que les programmes universitaires en études de genre, sur l’histoire du racisme, de l’esclavage et de la ségrégation sont censurés. On glorifie ainsi une époque du « c’était mieux avant », quand les hommes et les femmes, les Noirs et les Blancs étaient « à leur place », quand le masculinisme et le racisme institutionnalisés triomphaient. Un patriarcat blanc pétri de ressentiment, qui détient la plupart des leviers du pouvoir, craint de le partager. C’est par des lois locales que des États fédérés mettent un terme au financement de dispositifs luttant contre les discriminations dans l’enseignement supérieur.

En attaquant la pensée critique, la recherche, la science, c’est la démocratie qui est visée. « Les universités sont considérées comme des espaces de résistance contre le nationalisme identitaire et la montée de l’autoritarisme », rappellent un nombre croissant d’universitaires ; par ailleurs, elles forment « de futurs citoyens conscients et critiques ».

L’obsession identitaire d’un Ron DeSantis, le gouverneur de Floride, qui s’apprête à annoncer sa candidature à la présidentielle de 2024, ou, ailleurs, d’un Viktor Orban, dont la politique conduit à surveiller et punir les enseignantes et enseignants, de la maternelle à l’université, fait briller les yeux des leaders d’extrême droite en démocratie, comme de celles et ceux qui s’accommoderaient très bien de leur prise de pouvoir ou jouent avec le feu pour affaiblir la gauche.

En France, une et un ancien·ne·s ministres de l’actuel Président avaient, en 2020 et 2021, qualifié les travaux de sciences sociales sur les questions raciales et le genre de menace pour les universités, occasionnant chez ces dernières stupeur et colère. Aujourd’hui, à l’Assemblée, où le Rassemblement national compte près de 90 députés, ces attaques se perpétuent, de prises de parole dans l’hémicycle en commissions. L’extrême droite française appelle à la dénonciation et à la mise au ban de livres dans les lycées. Contrôler la pensée, les institutions du savoir, les publications, le débat d’idées : telle est l’ambition.

Ne plus rendre visibles les injustices

Dès lors, le danger, est-ce le « wokisme » ou le fascisme ? Aux États-Unis, des chercheurs spécialistes de la violence politique ont observé la recrudescence d’un « langage belliqueux, déshumanisant et apocalyptique » depuis 2020, « particulièrement de la part de leaders de l’extrême droite politique et médiatique ». Selon le FBI, « la violence d’extrême droite est l’une des plus grandes menaces auxquelles le pays est confronté ». Ce constat est partagé dans les démocraties européennes. Le langage trumpiste, qui s’est non seulement banalisé sur le sol américain mais très bien exporté dans sa banalisation, consiste également à décrire les adversaires ou les cibles par le biais d’un vocabulaire déshumanisant, emprunté au conspirationnisme d’extrême droite. La violence en actes a toujours débuté par des mots. L’internationalisme fasciste prolonge et amplifie une dynamique ancienne, qui se renouvelle par vagues. Mais il paraît qu’en France, on importerait des États-Unis un « wokisme » imaginaire, et pas le trumpisme, qui est, lui, bien réel.

La distorsion de la réalité est gage de clics. La fascination pour les idées excluantes, pessimistes, nostalgiques fonctionne comme une addiction. Elle est aussi, il faut bien le dire, le résultat d’une paresse intellectuelle collective de partis politiques et de certains décideurs. Des émissions de télévision ou de radio, des lignes éditoriales de magazines, les réseaux sociaux, bien des livres de tête de gondole en font leur leitmotiv.

En France aussi, nous inventons de nouveaux mythes, des créatures magiques. Des monstres imaginaires sont créés de toutes pièces : de la « théorie du genre » au « woke » (et maintenant « wokisme », le suffixe « isme » est censé renvoyer à une créature encore plus méchante) en passant par l’« islamogauchisme », autant de fantômes destinés à faire croire que les idées de progrès et d’émancipation jouent contre « le peuple » (il n’est pas dupe), qu’il ne faut pas rendre visibles des injustices jusqu’ici invisibles, et donc que tout doit rester en l’état : l’attribution du pouvoir et des responsabilité, les privilèges, le non-partage des ressources, une vision unique du réel. Il n’est pas question de penser les impensés. Il n’est, en outre, pas question d’en discuter. Le monstre du wokeness n’existe pas. La chambre d’écho du fascisme, elle, par goût du sensationnel, par attachement au modèle économique du buzz, par mépris et haine d’autrui, et par complicité, existe bel et bien.

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Ce post reprend une partie de la conclusion du livre Calmez-vous, madame, ça va bien se passer. Réceptions du féminisme (Calmann-Lévy, 2023).

Cet article a également été publié sur le Blog Mediapart de Marie-Cécile Naves.
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