20.11.2024
Turquie : à propos des séismes qui bouleversent sa scène politique…
Tribune
10 mai 2023
Le 6 février dernier, la Turquie a été frappée par deux séismes consécutifs d’une magnitude 7,8 et 7,4 sur l’échelle de Richter dont l’épicentre était situé dans les provinces de Gaziantep et de Kahramanmaraş. Ces séismes ont touché onze provinces dans le sud-est du pays. Plus de 50 000 personnes y ont perdu leur vie, ce qui constitue pour la Turquie la plus grande tragédie contemporaine, après le séisme de 1999 à Gölcük, près d’Istanbul. Or, les deux catastrophes, en plus de leur caractère tragique, partagent des similarités par leur contexte politique, qu’il semble pertinent d’analyser. En effet, le séisme de 1999 avait démontré la capacité d’une catastrophe naturelle – un tremblement de terre – à bouleverser radicalement la scène politique. La conséquence politique, combinée à d’autres facteurs, en avait été l’arrivée au pouvoir d’un seul parti pour la première fois depuis vingt ans et surtout d’un nouveau parti marginalisé jusqu’alors par le système, l’AKP (Adalet ve Kakınma Partisi, Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdoğan.
Un bouleversement aussi important pour le pays et un contexte comparable nous amènent à poser la question suivante : le récent séisme peut-il changer radicalement la scène politique une nouvelle fois à l’occasion des prochaines élections ?
Le séisme de 1999 d’une magnitude de 7,4 avait affecté la zone la plus industrialisée du pays et avait fait plus de 17 000 morts. Cette catastrophe, qui a profondément marqué la mémoire récente de la société turque, a été dévastatrice pour l’image de l’État fort et paternel (Devlet Baba), ainsi que pour la confiance de la population envers le gouvernement de coalition composé à l’époque de trois partis[1]. Les premières 48 heures très critiques de la catastrophe avaient montré l’incapacité des autorités turques à gérer la situation et à porter secours aux milliers de victimes. Les médias avaient accusé ouvertement le personnel politique et avaient révélé la corruption des fonctionnaires qui avaient fermé les yeux sur les violations du code de la construction. Tout ceci s’ajoutait à la période turbulente des années 1990, marquées par des coalitions, une instabilité politique et économique, la révélation de l’État profond avec le scandale de Susurluk[2], la lutte violente contre le terrorisme ainsi que la tutelle constante de l’armée. Le budget nécessaire pour la réparation des dommages matériels était estimé à 10-20 milliards de dollars, soit l’équivalent de 5 à 10% du PIB du pays. L’économie turque, qui était dans une situation déjà fragile, avait alors connu une des plus importantes crises économiques et financières du pays en 2000 et 2001. La lire turque s’était soudainement dépréciée de façon considérable, le chômage était monté en flèche et la population s’était retrouvée appauvrie du jour au lendemain. Des études documentées ont démontré que la piètre performance des gouvernements des années 1990 quant à la prévention d’un séisme avait considérablement influencé le vote dans les élections parlementaires de 2002[3]. Le séisme de 1999 est considéré en effet comme un évènement qui a déclenché des changements irréversibles pour la société et la vie politique turques.
Les élections de 2002 qui ont suivi le séisme ont été marquées par un vote de protestation des électeurs mécontents du manque d’efficacité du gouvernement[4]. Tout d’abord, on peut constater que le taux de participation aux élections de 2002 a reculé, passant à 79,14%, une diminution importante en comparaison des 87,19% de 1999. Les recherches indiquent que cette augmentation de l’abstention était liée à la méfiance envers les responsables politiques, à l’idée que les élections ne produiraient pas un changement important et au fait que les partis précédents n’avaient pas mis en œuvre leurs promesses[5]. Tous les partis qui avaient partagé le pouvoir dans les années 1990 ont ainsi été sanctionnés en recueillant tous moins de 10% des votes. Ils se retrouvaient ainsi en dessous du seuil électoral, dans l’incapacité d’entrer au parlement[6]. Les trois partis formant le gouvernement qui avaient reçu 53,4% en 1999 n’avaient obtenu que 14,7% en 2002. Deux partis seulement avaient réussi à entrer au parlement. Le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du Peuple) avait obtenu 19,38% des votes et le jeune parti AKP qui se présentait « hors du système », « hors de l’establishement » avait obtenu 34,29% des votes pour sa première participation à une élection. Les sondages de 2002 indiquent qu’un tiers des électeurs étaient allés au scrutin à la recherche d’un « nouveau parti »[7]. Effectivement, l’AKP avait séduit les citoyens par son discours affirmant une rupture de la structure et du système politiques. Seulement un quart des votes que l’AKP avait reçu provenait des votes des électeurs de FP (Fazilet Partisi, Parti de la Vertu), le prédécesseur idéologique de l’AKP[8]. Alors que le fondateur et président charismatique du parti, Recep Tayyip Erdoğan, était encore sous le coup de l’interdiction de participer à la politique, il se trouvait dans la position de devenir Premier ministre. Cette interdiction était consécutive à la récitation d’un poème nationaliste[9] par Erdoğan pendant son discours à Siirt en 1997. L’AKP s’était également vu attribuer la majorité absolue des sièges au parlement en raison du système de répartition. Les partis qui avaient dominé le système politique pendant plus d’une décennie, et même certaines figures politiques qui avaient été au pouvoir depuis quatre décennies, étaient effacés de la scène politique turque. Erdoğan pour sa part retrouvait son droit à la participation politique quelques mois après les élections. Il allait s’accrocher à son poste de Premier ministre et par la suite de président pendant deux décennies. Le traumatisme sociétal du séisme, l’approfondissement de la crise économique qui s’ensuivit et la corruption avaient cristallisé un profond malaise au sein de la société. Ce dernier avait profondément affecté le comportement électoral en conduisant les citoyens à s’abstenir ou à voter pour un parti hors du système qui leur promettait que « rien ne serait plus comme avant ».
De nombreuses années sont passées depuis les élections de 2002 et nous avons devant nous une Turquie connaissant des dynamiques similaires comme beaucoup d’observateurs l’ont souligné. Lorsque l’AKP se présentait aux élections en 2002, Erdoğan avait été privé de ses droits. Ceci n’avait fait qu’amplifier sa popularité à travers un discours de victimisation, un outil souvent utilisé vis-à-vis de l’électorat turc. À la veille des prochaines élections, deux figures politiques de l’opposition ont été interdites et menacées : le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, du CHP et l’ancien président du HDP, Selahattin Demirtaş (Halkların Demokratik Partisi, Parti démocratique des peuples).
Quant à l’économie, la Turquie traverse une crise financière et économique profonde depuis 2018. La crise qui pèse extrêmement lourd sur les citoyens est caractérisée par une très forte inflation et une dépréciation importante de la lire turque, un déficit de la balance des paiements qui bat des records et des défauts du paiement. Pendant que le pouvoir d’achat des Turcs a chuté, la corruption des fonctionnaires d’État, qui se révèle dans des modes de vie extravagants, suscite de fortes réactions au sein de la société. La question de la corruption des représentants de l’État a de nouveau émergé après le séisme de février 2023. Comme en 1999, les dommages ont été amplifiés par les constructions illégales et de mauvaise qualité dans les endroits densément urbanisés. La cause est de nouveau soit la corruption soit des liens clientélistes qui ont permis d’ignorer les codes de construction des bâtiments. De plus avec l’AKP, il est devenu habituel d’amnistier les condamnations pour des constructions illégales juste avant les élections. En 2018, notamment, cinq semaines avant les élections présidentielles et législatives, 3 millions de bâtiments qui avaient été construits sans respecter les règles avaient bénéficié d’une amnistie. En 2022, on estime que 7 millions de bâtiments ont joui de l’amnistie de 2018, dont 5,8 millions de logements résidentiels. D’ailleurs, pour les mêmes objectifs électoraux, une nouvelle amnistie a été proposée en 2022 par le BBP (Büyük Birlik Partisi, Parti de la grande unité) qui fait partie de l’Alliance populaire dirigée par l’AKP. Donc les législations antisismiques n’ont été, une nouvelle fois, ni respectées ni contrôlées alors que dans son discours en novembre 2022, le président Erdoğan avait assuré que le pays était prêt pour un éventuel séisme et que les précautions étaient prises pour prévenir les pertes humaines. Or, tout comme le séisme de 1999, le mythe d’un État fort et patriarcal a été fortement remis en question. Durant les premières 48 heures du tremblement de terre en février, l’aide depuis l’AFAD (Afet ve Acil Durum Yönetimi Başkanlığı, la présidence de la gestion des catastrophes et des situations d’urgence) et d’autres agences gouvernementales est arrivée très en retard et s’avéra insuffisante. Pour beaucoup d’analystes, ceci est la conséquence de la centralisation extrême du système qui, depuis 2017, a concentré tous les pouvoirs entre les mains du président. En conséquence, les responsables attendent des ordres explicites d’Erdoğan pour agir.
Il y a vingt-quatre ans, tous ces éléments avaient bouleversé la scène politique turque et produit des conséquences incalculables. Le mécontentement populaire envers l’« established system » dans ces circonstances similaires avait permis à l’AKP, parti dénonçant le système, d’accéder au pouvoir.
Tandis que l’histoire ne se répète jamais de la même façon, il est néanmoins admis dans les sciences sociales que des dynamiques similaires produisent des effets similaires. Or, il est nécessaire de souligner qu’il y a des différences importantes entre les deux périodes, notamment concernant la liberté d’expression, la capacité d’autocritique du gouvernement et la nature du pouvoir que le gouvernement actuel détient. Que peut-on attendre alors ?
La crise économique qui s’est encore aggravée à la suite du séisme de 2023 et la colère au sein de la population contre un gouvernement considéré comme irresponsable et impuissant produiront certainement des effets considérables durant les élections comme cela a été le cas en 2002. Cependant, l’AKP reste un parti au pouvoir assez exceptionnel dans l’histoire politique de la Turquie, ayant détenu la majorité absolue pendant plus de 20 ans. Ceci engage la loyauté d’une partie importante de la population et a permis au gouvernement de l’AKP de pénétrer profondément au sein de l’appareil étatique et de contrôler la majorité des médias. Alors qu’en 1999 les médias avaient critiqué sévèrement et ouvertement le manque d’anticipation et les carences du gouvernement durant le séisme et par la suite durant la crise, il apparaît qu’aujourd’hui une grande partie de la presse est privée de cette liberté. La liberté d’expression et la liberté de la presse en Turquie se sont considérablement dégradées depuis une décennie, phénomène aggravé avec les purges qui ont suivi la tentative de coup d’État en 2016. Récemment, en 2023, le rapport de Reporters sans frontières a classé la Turquie à la 165e place sur 180 pays au niveau de la liberté de la presse (derrière la Russie, l’Afghanistan et le Soudan), un sérieux déclin comparé à sa 98 e place en 2008. L’absence de critiques au sein d’une grande partie des médias dans leur traitement de la catastrophe et des pertes humaines influencera certainement l’opinion publique dans les provinces rurales. De plus, il faut également souligner qu’après le séisme de 1999, les dirigeants avaient fait leur autocritique alors que celle-ci est jusqu’alors totalement absente de la réaction des dirigeants de l’AKP.
Un autre élément que l’on peut attendre à la suite de ce séisme serait un relatif affaiblissement de la polarisation dans la société. La société turque est marquée par une profonde polarisation politique largement utilisée par Erdoğan. La polarisation est une tactique souvent employée par des acteurs autoritaires dans les démocraties, perçues comme un obstacle, pour achever des objectifs politiques et même antidémocratiques[10]. Même si les clivages entre les conservateurs/laïcs et le centre/la périphérie existaient avant l’arrivée d’Erdoğan, ce dernier a refondé les formes d’alignements politiques afin d’aboutir à une polarisation politique encore plus prononcée dans la société. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, en effet, les clivages comme conservateur/laïc, centre/périphérie, mondialiste/nationaliste, riche/pauvre, turc/kurde, sunnite/alévi, ont été renforcés à travers le discours du « vrai peuple conservateur » contre « les élites kémalistes/laïques ». Ceci a permis de mobiliser la partie socio-économiquement modeste, rurale et conservatrice de la population située en Anatolie ou dans les « gecekondu » (bidonvilles) des grandes villes. Un exemple concret de ceci est l’émergence de la dichotomie identitaire, stéréotypique et simpliste du « Turc noir » et du « Turc blanc »[11] au début des années 2000[12] qui s’est infiltrée dans le discours de la « Nouvelle Turquie » vantée par Erdoğan. Or, ce traumatisme collectif auquel la société turque a dû faire face, a impulsé un formidable élan de solidarité qui, couplé au chagrin partagé par tout le pays, pourrait potentiellement amoindrir les discours polarisants d’Erdoğan dans sa campagne électorale.
Finalement, il est fort probable qu’il y ait des votes de protestation durant ces élections, comme en 2002. Le faible nombre d’actualisations des inscriptions électorales de la part des électeurs affectés par le séisme est un signal illustrant ce phénomène. À la suite du séisme, 1,5 million citoyens électeurs ont dû émigrer vers d’autres provinces, mais les dernières données indiquent que seulement 300 000 d’entre eux ont mis à jour leur inscription sur les listes électorales. Avec les électeurs qui sont restés dans la région, il est estimé qu’environ 2 millions d’électeurs ne voteront pas. Sachant qu’à peu près 8 millions d’électeurs dans la région du sud-est ont été directement affectés, il est assez probable qu’il y ait une diminution de la participation comparée aux élections précédentes. Pour préciser, les 11 provinces affectées par le séisme ont presque toutes voté majoritairement pour l’AKP et Erdoğan durant les élections en 2018, et votent habituellement de cette façon. Nous pouvons donc nous attendre à une diminution des votes pour l’AKP et pour Erdoğan des électeurs directement affectés par le séisme. Malgré la participation qui pourrait ainsi diminuer dans la région, le taux de participation général restera fort probablement élevé en raison de l’importance des enjeux.
[1] La coalition politique menée par le DSP (Demokratik Sol Parti, Parti de la gauche démocratique) et composée d’un parti de gauche (DSP) et de deux partis de droite, le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d’action nationaliste) et l’ANAP (Anavatan Partisi, Parti de la mère patrie) ont gouverné la Turquie entre mai 1999 et novembre 2002.
[2] Notion désignant l’ensemble des personnes, généralement soutenues par des groupes d’intérêt, dont on suppose que les rôles clés au sein de l’État leur permettent d’influencer discrètement la politique gouvernementale ou de contrecarrer sa mise en œuvre. L’affaire Susurluk (1996) est la révélation des liens étroits entre des hommes politiques, la police et la mafia d’extrême droite à la suite d’un accident de voiture dans la ville de Susurluk.
[3] Akarca, A. T., et Tansel, A., 2008. “Impact of the 1999 Earthquakes and the 2001 Economic Crisis on the Outcome of the 2002 Parliamentary Election in Turkey”.
[4] Un « vote de protestation » désigne un vote qui manifeste le mécontentement de l’électeur à travers le choix d’un parti ou d’un candidat marginalisé qui se distingue du système politique existant ou par un vote d’abstention.
[5] Tokdemir, K., et Karakuş, A., 2020. “1999’dan 2002 Genel Seçimlerine Giden Süreçte Türkiye’de Kritik Yeniden Saflaşma Ve Kritik Seçim Teorisi Üzerine Bir Değerlendirme.” IBAD Sosyal Bilimler Dergisi. https://doi.org/10.21733/ibad.800911
[6] Özel, S., 2003. “After the tsunami”. In Journal of Democracy (Vol. 14, Issue 2, pp. 80–94). Johns Hopkins University Press. https://doi.org/10.1353/jod.2003.0043
[7] Tarhan Erdem, “Seçmen Profili” (Voter profile), Radikal (Istanbul), 6 November 2002, 4.
[8] Esmer, Y., 2002. “Analyse post-électorale,” [en turc], Milliyet (Istanbul), pages 15–19 novembre 2002.
[9] « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques/les mosquées sont nos casernes, les croyants nos soldats/cette armée divine garde ma religion/allahou akbar, allahou akbar. » – Ziya Gökalp
[10] Voir: Somer, M., McCoy, J.L., Luke, R.E., 2021. “Pernicious polarization, autocratization and opposition strategies,” Democratization, 28(5), pp. 929–948. Accessible sur: https://doi.org/10.1080/13510347.2020.1865316..
[11] Apparus suite aux changement sociétaux après 1980, ces termes constituent des étiquettes caricaturales. Le « Turc blanc » est conçu comme occidentalisé, urbain, laïc et éduqué alors que le « Turc Noir » est envisagé comme celui issu de la population anatolienne, religieux, conservateur et moins éduqué (Paksoy, 2018).
[12] Par exemple discours prononcé le 24 juin 2015.