ANALYSES

L’échec de l’islam politique, une question avant tout sociale et politique

Tribune
3 mai 2023


La récente arrestation du chef historique d’Ennahda, Rached Ghannouchi, le 17 avril 2023 en Tunisie, a réactivé les réflexions sur la question de l’islam politique dans les mondes arabes et au Moyen-Orient. On se souvient des formules hasardeuses sur les « printemps arabes » et les « hivers islamistes », et nous considérons erroné d’expliquer les évolutions, les tensions et les conflits au Moyen-Orient à travers une grille de lecture par trop exclusivement religieuse. Comment donc saisir et rendre compte de processus fondamentalement politiques en y intégrant les paramètres religieux – qu’il serait réducteur de ne pas prendre en compte – sans pour autant les survaloriser ?

L’affirmation de l’islam politique

Dans ses versions les plus récentes, le phénomène de l’islam politique, qui a pris son essor depuis le début des années 1980 après la révolution iranienne, s’inscrit dans le cadre plus général d’une affirmation politique des grands monothéismes transnationaux, tel le christianisme qui, dans sa variété, peut également avoir la tentation de s’occuper directement des affaires du pouvoir. Au-delà même des monothéismes, une religion comme l’hindouisme prétend, elle aussi, avoir une vocation politique, comme l’actualité en Inde le rappelle fréquemment.

La racine de ces phénomènes renvoie, depuis une quarantaine d’années, à la dégradation des situations sociales et à la précarisation de larges pans des sociétés sous les coups des contre-réformes néolibérales, la plupart du temps imposées par les institutions financières internationales. Comme de nombreux sociologues et politologues l’ont démontré, une situation de déstructuration des liens sociaux pousse les citoyens à se retrancher derrière des formes d’appartenance identitaire particulières. La religion constitue alors un vecteur adéquat puisqu’elle offre à la fois un refuge et le sentiment d’appartenance à une communauté susceptible de fournir des repères. Cette situation exprime confusément la recherche de marqueurs identitaires par des femmes et des hommes qui, ayant perdu leurs points d’ancrage traditionnels, se trouvent socialement désemparés. La montée de mouvements politiques à forte racine religieuse est donc intimement liée à une situation de décomposition des rapports sociaux induite par le néolibéralisme tel qu’il s’est développé depuis de nombreuses années.

Dans le monde musulman, cela s’est traduit par la montée de l’islam politique. Ainsi, à partir des années 1980, le champ politique de l’opposition aux régimes autoritaires arabes a principalement été investi par des forces se réclamant de cette mouvance, s’incarnant principalement dans la confrérie des Frères musulmans. Ces derniers, passés de la tutelle saoudienne à celle du Qatar à la faveur des processus révolutionnaires régionaux enclenchés en 2011, ont semblé connaître un moment de succès qui fut en réalité de courte durée. La répression à leur encontre les a certes affaiblis, mais on ne peut sous-estimer par ailleurs les rapides désillusions à leur égard et leur faillite politique en Égypte comme en Tunisie ou encore, dans un contexte très particulier, en Syrie.

Une contradiction fondamentale

La question qui se pose est alors celle de la contradiction fondamentale des forces se réclamant de l’islam politique : soit elles s’affaiblissent rapidement et/ou se divisent faute d’avoir su construire un système d’alliance avec d’autres forces politiques, soit elles abandonnent leur référence confessionnelle pour prétendre devenir des partis comme les autres ainsi que l’illustre l’exemple d’Ennahda en Tunisie. Dans un autre registre, on peut aussi évoquer la signature par le Premier ministre du Maroc, membre du Parti de la justice et du développement, de l’acte de normalisation des relations diplomatiques avec l’État d’Israël, en opposition totale avec les positions traditionnelles de sa formation politique.

Il s’agit là d’un phénomène somme toute classique d’intégration et de banalisation de partis tribunitiens accédant aux responsabilités gouvernementales. Partisans du capitalisme libéral, ils ne cherchent en outre pas à renverser l’ordre social existant, mais bien plutôt à le réformer pour s’y ménager une place et y assumer des responsabilités. Cela peut induire, comme pour tout parti politique, des tensions entre les directions, accusées d’avoir trahi les idéaux du mouvement, et les parties radicalisées de la base. De plus, dans tous les pays arabes, la réislamisation conservatrice qui a marqué les dernières décennies a paradoxalement complexifié et dépolitisé le champ religieux, et les mouvements se réclamant de l’islam politique ne parviennent pas à monopoliser ni même à contrôler ce processus de réislamisation. Ainsi, les nouvelles formes de religiosité se font presque toujours en dehors des mouvements et partis qui se réclament de l’islam politique et sont fréquemment captées par des organisations de ladite société civile[1] ou directement par les États.

Phénomène souvent sous-estimé, on a assisté après les crises révolutionnaires des années 2011-2012 au développement d’une deuxième vague de soulèvements dans la région, partie du Soudan en décembre 2018, où le mouvement populaire s’est opposé à une dictature militaire dirigée par Omar El-Bechir, qui s’appuyait lui-même sur l’islam politique.

L’islam politique en recul

Au cours de l’année 2019, les mouvements de contestation qui se cristallisent dans plusieurs États des mondes arabes permettent de souligner plusieurs caractéristiques communes. Ainsi, si les partisans de l’islam politique avaient su prendre le train en marche dans la première vague révolutionnaire de 2011-2012 et essayé d’en saisir les commandes, cette deuxième vague – qui s’est étendue, après le Soudan, à l’Algérie, à l’Irak, au Liban et, dans un autre contexte, en Iran – leur est beaucoup moins favorable.

En Algérie, le Hirak n’a manifesté aucune empathie pour les partisans de l’islam politique, dont une fraction avait au cours des années antérieures oscillé entre collaboration et opposition loyaliste à l’égard du régime d’Abdelaziz Bouteflika. En Irak, une partie de la population chiite s’est insurgée contre les milices et partis liés à l’Iran, certains manifestants allant même jusqu’à attaquer les consulats de la République islamique à plusieurs reprises, renvoyant dos à dos la domination de l’Iran et celle des États-Unis sur leur pays. Au Liban, le soulèvement a fustigé le jeu confessionnel avec lequel la classe dirigeante du pays – y compris le Hezbollah pro-iranien – a pu jusqu’alors perpétuer son pouvoir, le mouvement de protestation se réclamant d’une identité citoyenne cherchant à dépasser le confessionnalisme.

Cette deuxième vague du processus révolutionnaire dans les mondes arabes est donc beaucoup plus directement opposée à l’islam politique et plus ouverte à la sécularisation que la première, ce qui indique une probable maturation politique des processus en cours. Il semble que la référence à l’islam politique a cessé d’être véritablement fonctionnelle, parce que le rapport à la religion des nouvelles générations se transforme et n’est plus identique à celui de leurs parents, notamment en raison des processus d’individualisation eux-mêmes liés à l’urbanisation et à la dissolution progressive des liens d’allégeance patriarcaux traditionnels.

Il ne s’agit évidemment pas ici de considérer que les références religieuses ont désormais disparu du champ politique, mais qu’elles sont probablement en passe d’être considérablement relativisées au profit d’autres référents identitaires mobilisateurs. Par exemple, le Parti de la justice et du développement (AKP) en Turquie n’a certes pas abandonné ses fréquentes références à l’islam dans son expression publique, mais c’est désormais plus fréquemment le registre de l’islamo-nationalisme qui est mobilisé. Le cas du mouvement de contestation qui a marqué la vie politique en Iran durant plusieurs mois à partir de septembre 2022 confirme amplement l’aspiration de larges pans de la population à s’émanciper des pesantes règles d’essence confessionnelle qui prétendent régir la vie quotidienne des citoyens.

Si la dimension religieuse de nombre de mouvements de protestations au Moyen-Orient et dans les mondes arabes n’a pas disparu, sa capacité de mobilisation est, à ce jour, manifestement moindre. Surtout, la prétention de l’islam politique à fournir une réponse globale aux défis concrets des sociétés s’avère décidément un échec.

 

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[1] Olivier Roy, « Moyen-Orient : faiblesses des États, enracinement des nations », Critique internationale, été 1999, vol. 4, n° 1, pp. 102.
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