14.11.2024
Réforme judiciaire en Israël : que nous dit sa suspension des divisions du pays ?
Interview
30 mars 2023
Face à la mobilisation massive des Israéliens, Benyamin Netanyahou a capitulé et suspendu son projet de réforme judiciaire qui visait à réduire les prérogatives de la Cour suprême, présentée le 4 janvier dernier. Depuis, des milliers de manifestants se sont rassemblés semaine après semaine un peu partout dans le pays pour proclamer leur opposition à des mesures qui menacent la démocratie israélienne. Quelle lecture peut-on faire de ce recul ? Comment interpréter les divisions en cours dans le pays ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, responsable du programme Moyen-Orient/Afrique du Nord.
Quelle lecture peut-on faire de la suspension de la réforme judiciaire pour Benyamin Netanyahou et sa coalition gouvernementale ?
Nous sommes dans une séquence nouvelle de l’histoire politique de l’État hébreu. Non seulement par la durée et l’ampleur du mouvement de contestation citoyen, mais aussi, et surtout, par l’objet qui a cristallisé ce mouvement et ce qu’il signifie des évolutions de la société israélienne.
Il s’agit pour le gouvernement dirigé par M. Netanyahou, qui a pris ses fonctions à la fin du mois de décembre 2022, d’une part, de remettre en cause les pouvoirs de supervision et d’invalidation de la Cour suprême sur les amendements votés par les députés de la Knesset, le parlement israélien, sur les lois fondamentales du pays et, d’autre part, de politiser la nomination des juges de ladite Cour ce qui constituerait une atteinte à leur indépendance. Depuis le début du mois de janvier, les manifestations se succèdent et deviennent de plus en plus massives – rassemblant des dizaines de milliers de personnes, chiffre considérable dans un pays comptant 9 millions d’individus – contre ces projets jugés scélérats et dénoncés comme attentatoires aux libertés démocratiques.
En dépit de ces manifestations, des mises en garde de nombreux hauts fonctionnaires et de responsables des milieux économiques, de l’appel du président israélien, Isaac Herzog, à geler le processus, rien ne semblait pouvoir modifier la résolution du gouvernement. L’arrogance et l’obstination des ministres religieux orthodoxes et suprémacistes juifs indiquaient assez bien leur profond mépris pour les principes démocratiques. C’est finalement le limogeage du ministre de la Défense, Yoav Gallant, ce 27 mars, après avoir publiquement demandé le report de la réforme qui, entrainant la multiplication des manifestations spontanées dans tout le pays, a contraint le Premier ministre Netanyahou à suspendre, le 28 mars, le projet de réforme au grand dam des ministres d’extrême droite.
C’est donc une mobilisation de masse telle que l’on n’en avait pas vu depuis des décennies en Israël, couplée il est vrai à de nombreuses critiques provenant de l’étranger, tout particulièrement des États-Unis au sein desquels la communauté juive a exprimé de vives condamnations à l’encontre du projet liberticide, qui a fait reculer le Premier ministre israélien. Cette décision risque de susciter de fortes turbulences au sein d’une coalition gouvernementale au sein de laquelle il est l’otage consentant d’une extrême droite radicalisée occupant des postes-clés.
Que nous disent d’Israël les manifestations contre cette réforme qui secouent le pays depuis douze semaines ?
Cette séquence politique est révélatrice des contradictions de la société israélienne et de la Kulturkampf qui la traverse. Depuis sa création existe une sourde lutte entre les tenants d’un ordre religieux et ceux prétendant s’inspirer de principes laïcs. Ainsi, au moment de la création de l’État d’Israël, l’impossible compromis entre les tenants respectifs de ces deux visions de la société a rendu impossible de s’entendre et permet de comprendre pourquoi cet État ne possède pas de constitution en bonne et due forme, mais des lois fondamentales. La Cour suprême met justement en avant le principe d’autorité de ces dernières ce que n’acceptent pas les différentes composantes de l’extrême droite siégeant au gouvernement. C’est en réalité une forme de guerre culturelle qui persiste et s’exacerbe au cours des dernières années et s’est récemment réfractée au sein même de la coalition gouvernementale.
Se côtoient en effet au sein du gouvernement intronisé au mois de décembre 2022 deux principales branches politiques. D’une part, le Likoud représentant une droite dure, conservatrice, mais qui n’est pas religieuse en tant que telle et, d’autre part, une extrême droite composée à la fois de partis orthodoxes radicaux qui veulent instaurer la loi religieuse et de forces nationalistes religieuses dirigées par des suprémacistes juifs. Ces dernières tendances sont principalement incarnées par les ministres Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich qui défendent une vision du « Grand Israël » s’inscrivant dans la perspective de l’annexion pure et simple des territoires palestiniens.
Ces lignes de fracture de la société israélienne ne doivent cependant pas faire oublier que nous constatons un graduel, mais irrépressible glissement à droite de la société israélienne depuis de nombreuses années comme l’atteste la composition de la Knesset au fil des scrutins électoraux. Israël qui s’est toujours présenté comme un État juif et démocratique est désormais de moins en moins démocratique. Le vote de la loi à valeur constitutionnelle votée en juillet 2018 définissant le pays comme l’« État nation du peuple juif », qui stipulait dans son article 1 que « …le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif » rappelle assez clairement que non seulement les droits des 18 % de citoyens israéliens d’origine palestinienne sont bafoués, mais aussi que de telles dispositions établissaient le fondement juridique d’un régime d’apartheid.
Un collectif vient de publier une tribune ouverte dans Le Monde regrettant que le mouvement de contestation pour « défendre la démocratie » semble faire l’impasse sur le sort réservé aux Palestiniens. Où en est la situation sur ce dossier ?
Il est en effet frappant que les manifestations massives, qui ont rythmé la vie politique israélienne depuis plusieurs mois, n’aient quasiment pas abordé la question palestinienne pourtant consubstantielle à l’avenir de l’État d’Israël. Il est d’ailleurs significatif que bien peu de Palestiniens d’Israël aient participé aux mobilisations en question.
Ces derniers n’oublient pas que la Cour suprême s’est très rarement opposée à la reconnaissance des colonies par le gouvernement israélien – en violation manifeste du droit international –. On se souvient même qu’entre 2018 et 2022 elle a approuvé le déplacement forcé de villages palestiniens entiers. La colonisation qui s’étend implacablement (10 000 colons en 1972, 280 000 en 1993, 700 000 en 2020), l’occupation et le processus d’annexion n’ont pas commencé avec le gouvernement dominé par l’extrême droite actuel mais s’inscrit dans le durée.
Récemment, Bezalel Smotrich l’un des représentants des colons au gouvernement, ministre chargé des colonies au sein du ministère de la Défense, partisan de l’accélération de la colonisation et de l’annexion pure et simple des territoires palestiniens, a déclaré lors d’une conférence prononcée en catimini à Paris le 19 mars que « le peuple palestinien était une invention de moins de 100 ans […]. Il n’y a pas de Palestiniens ». Lors de cette conférence, il s’est exprimé à un pupitre orné d’une carte englobant l’État d’Israël, les territoires palestiniens occupés, ainsi que l’actuelle Jordanie. Le fantasme du Grand Israël exposé clairement et sans ambages. C’est le même individu qui avait récemment appelé à raser le village de Huwara en Cisjordanie où deux colons juifs ont été assassinés et qui a ensuite été victime d’un pogrom – terme utilisé par le général Yehuda Fuchs, principal officier israélien chargé de la Cisjordanie – commis par des colons contre les habitants palestiniens.
Ce qui apparaît clairement, c’est la disparition progressive de la question palestinienne dans le débat public israélien. Très minoritaires sont en effet celles et ceux qui persistent, contre vents et marées, à défendre les droits des différentes composantes du peuple palestinien et donc le droit international. C’est pourtant un défi vital qui se pose à la société israélienne. Cette dernière s’est largement mobilisée au cours des dernières semaines, il s’agit désormais qu’elle prenne à bras-le-corps la question de la relation au peuple palestinien sans laquelle aucune solution durable ne peut être envisagée pour parvenir à stabiliser la région.