19.12.2024
La Russie de retour aux Jeux olympiques et paralympiques : une division Nord-Sud ?
Interview
17 mars 2023
Le 10 mars 2023, l’escrime est devenue le premier sport à réintégrer la Russie et la Biélorussie à ses compétitions sous bannière neutre depuis le début de la guerre en Ukraine. Cette réintégration fait suite à plusieurs votes favorables, dont ceux de fédérations sportives africaines et du Comité olympique asiatique. Quelle conséquence cette réintégration peut-elle avoir sur la scène internationale ? Assiste-t-on à la marginalisation de l’Occident dans le sport ? Le point avec Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS, au sein du Programme Sport et géopolitique, spécialisé sur la géopolitique du sport et de la Russie.
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, Moscou a été mis au ban des compétitions sportives mondiales, notamment des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) 2024. Comment y répond Moscou ? Quelle analyse peut-on en faire ?
Moscou n’a pas complètement été mis au ban des compétitions sportives mondiales et du sport mondial. En réalité, c’est le Comité international olympique (CIO) qui a, très rapidement après l’invasion, annoncé qu’il demandait à toutes les délégations internationales du sport d’exclure la Russie et la Biélorussie du sport mondial. Mais chaque fédération a fait un choix de son côté. Certaines ont suivi comme l’athlétisme, d’autres ne l’ont pas fait comme en tennis, où on a pu voir des athlètes russes et biélorusses participer à certaines compétitions ces derniers mois. Cela montre que la Russie n’a pas été complètement exclue du sport mondial, même si le pouvoir russe ne peut plus utiliser le sport comme une arme de soft power comme il le faisait jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Vladimir Poutine utilisait en effet le sport comme un outil de diffusion massive du modèle russe à l’international tel qu’il devait être représenté, avec l’objectif d’améliorer l’image de la Russie. La mise au ban du sport russe ne date pas de l’invasion de l’Ukraine, mais de 2015 au lendemain des Jeux olympiques de Sotchi, où on a pu observer un basculement avec l’affaire du dopage massif des athlètes russes qui a commencé à égratigner l’image du pays. Avec pour conséquence des athlètes forcés de participer aux compétitions sportives internationales sous bannière neutre entre 2020 et 2022.
Dès lors, ce qui devait être un instrument de soft power n’en était plus un. À partir de 2015, le pouvoir russe et Vladimir Poutine ont utilisé le sport comme un outil du sharp power, c’est-à-dire un pouvoir tranchant, non pas uniquement pour améliorer l’image de la Russie, mais aussi pour désinformer, pour diviser les opinions occidentales, pour rallier à sa cause d’autres opinions non occidentales, notamment en Amérique latine, en Asie ou sur le continent africain. Et derrière cette stratégie mise en place, on a vu tous les panels politico-militaires du sport être utilisés. Désinformation, contestation du modèle classique ou de l’utilisation des athlètes russes pour participer à l’effort de guerre depuis l’invasion ukrainienne du 24 février 2022, autant d’éléments qui montrent bien que le sport et les guerres sont liés.
Pour autant, Vladimir Poutine cherche à faire réintégrer son pays au sport mondial notamment aux JOP 2024 et aux prochains mondiaux de football, le sport étant un élément de puissance considérable pour un pays qui a su construire depuis 1917 un système politico-économico-sportif important et technique, au service d’un certain modèle et idéologie. Pour ce faire, il réalise un lobbying extrêmement intense à la fois auprès du Comité international olympique (CIO), mais aussi auprès de ses alliés non occidentaux que ce soit sur le continent africain, sur le continent sud-américain, mais aussi asiatique, particulièrement auprès de la Chine. Cela commence à porter ses fruits, bien que pendant les six premiers mois qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine l’émotion liée à la guerre l’a emporté sur la démarche russe.
Rappelons également que durant les premiers mois de la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine comprenant qu’il était exclu du sport mondial, a cherché à construire un espace sportif mondial alternatif. L’objectif était d’essayer de concurrencer le CIO et la FIFA, en créant ses propres compétitions sportives avec ses alliés. Des compétitions ont ainsi été créées avec la Biélorussie, certains pays d’Asie centrale, l’Arménie, la Chine, etc. L’ambition était de montrer à la fois aux Occidentaux, mais aussi au CIO et à la FIFA, que la Russie pouvait très bien se débrouiller autrement, créer un nouvel ordre sportif mondial, et qu’elle était capable de gérer le sport en vase clos comme à l’époque soviétique. Ainsi, la plupart des athlètes russes qui jouaient à l’étranger sont revenus en Russie, et la plupart de ceux qui voulaient partir ont eu des difficultés à le faire, ou ne sont pas du tout partis. Il était alors question qu’à l’instar de l’époque soviétique, les athlètes concourent entre eux, augmentent leur niveau entre eux, et l’on sait que cela a fonctionné puisque l’Union soviétique était probablement le pays le plus puissant en matière sportive durant la Guerre froide.
Le CIO semble favorable à la réintégration des athlètes russes et biélorusses sous bannière neutre. Cette configuration pourrait-elle empêcher une instrumentalisation politique des jeux par Vladimir Poutine ?
A priori non. Vladimir Poutine considère qu’il y a une guerre politique de la part de l’OTAN, de l’UE, de ce qu’on appelle l’Occident de manière plus large, qui chercherait à anéantir la Russie. À partir du moment où Vladimir Poutine aurait la possibilité, via ses athlètes, de participer aux JOP de Paris 2024, il en tirerait profit.
D’une part auprès de sa propre population, car cela lui permettrait de se mettre en scène et de jouer sur deux niveaux en même temps : d’un côté, avec les victoires sportives des athlètes russes qui pourraient, de façon assez classique, être instrumentalisées pour montrer la grandeur de la nation russe ; d’un autre côté, il jouerait sur le tableau de la victimisation en arguant que participer sous bannière neutre est une insulte à la nation russe, corroborant le discours habituel disant que l’Occident veut détruire la Russie. D’autre part, le président russe pourrait utiliser ces jeux pour se rapprocher de ses alliés qu’il cherche à aligner sur son discours. On sait ainsi qu’il est très actif sur le continent africain, notamment au Mali, en Centrafrique et au Burkina Faso via le groupe Wagner. On sait aussi que son discours est de plus en plus efficace en Amérique latine. Il courtise également Xi Jinping et la Chine en permanence. Les JOP 2024 pourraient ainsi être utilisés comme cela avait été le cas lors des Jeux olympiques d’hiver de 2022 à Pékin. Xi Jinping en avait en effet profité pour faire de Vladimir Poutine son invité d’honneur, alors même que les athlètes russes n’avaient pas le droit de participer ou alors uniquement sous bannière neutre. Ce serait ainsi une opportunité pour le président russe de rencontrer d’autres dirigeants s’il était invité ou encore d’utiliser ses athlètes comme émissaires.
Il n’y a pas de bonne solution dans cette affaire, l’instrumentalisation politique aura lieu quoiqu’il arrive. Le CIO est donc actuellement dans une position très délicate.
La question de la réintégration de la Russie aux compétitions sportives internationales marque-t-elle une nouvelle division Nord-Sud dans le monde du sport ? Le rapport de force géopolitique pourrait-il alors basculer en faveur de la Russie dans le milieu sportif ?
C’est ce qui est intéressant avec le sport finalement. Les instances sportives internationales cherchent en effet à intégrer le maximum de pays reconnus par l’ONU, voire au-delà, puisqu’il y a davantage de pays représentés dans les compétitions régies par le CIO et la FIFA par exemple, que de pays existants reconnus. Les intérêts sont à la fois financiers, politiques, mais aussi idéologiques : le sport est apolitique et neutre, il doit transcender tous les conflits et rassembler tous les peuples. Ce qui est malheureusement loin d’être la réalité…
Le CIO, la FIFA ou la Formule 1 sont des instances créées par des puissances occidentales à la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, par des hommes, blancs, issus du continent européen, souvent plutôt riches, souvent avec un idéal de colon, à une époque où le monde était perçu d’une façon bien particulière. C’est un élément à prendre en considération. Mais on observe depuis 1991 un changement au sein des organes du sport international qui cherchent à s’ouvrir au monde entier et à donner du pouvoir, de la puissance, à des pays qui jusqu’à présent n’en avaient pas via le prisme du sport. Et cela a fonctionné, puisque très rapidement des pays émergents ont utilisé à leurs fins le sport, notamment les BRICS, et en particulier le Brésil, la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud. L’Inde a davantage amélioré son image internationale via le yoga qui est devenu une discipline pratiquée un peu partout dans le monde.
Les nouvelles puissances émergentes ont ainsi commencé à influer sur le sport mondial, les puissances occidentales n’ayant plus le monopole et étant minoritaires. Le CIO compose désormais avec l’ensemble des pays de la planète, notamment pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Or les pays du continent africain, les pays sud-américains et asiatiques, sans être fondamentalement prorusses, sont majoritairement anti-OTAN. Et la guerre en Ukraine, perçue en Europe de l’Ouest comme une guerre contre la Russie, est perçue, sur ces autres continents, comme la guerre d’une Russie qui fait face aux puissances impérialistes occidentales représentées par l’OTAN, ce qui est souvent mal interprété en France. Ainsi, le non-alignement que l’on a constaté dans l’enceinte de l’ONU notamment pour sanctionner la Russie se retranscrit dans le sport.
À cinq cents jours des JOP de Paris, la Russie n’est pas du tout isolée. Toutes les fédérations africaines du sport ont pris position la semaine dernière en faveur d’une réintégration des athlètes russes et biélorusses à la compétition sous bannière neutre, tout comme le Comité olympique asiatique. Aussi, les pays occidentaux apparaissent-ils techniquement minoritaires. Une trentaine de pays ont demandé officiellement une clarification auprès du CIO, sous pression, quant à la réintégration ou non des athlètes russes et biélorusses, quelle qu’en soit l’option.
Mais l’Ukraine réalise également un lobbying très fort pour faire en sorte que les athlètes russes et biélorusses ne participent pas aux JOP de Paris et menace de boycotter l’événement si jamais ces athlètes devaient y participer. Chaque camp est donc en train de se réunir pour une confrontation symbolique. D’une part, on a une trentaine de pays occidentaux derrière l’Ukraine qui souhaitent également que ces athlètes russes et biélorusses ne participent pas. D’autre part, on a un grand nombre de pays, issus de différents continents qui, souvent pour des raisons politiques, idéologiques très anciennes contre l’impérialisme otanien, décident de soutenir la Russie, même s’il s’agit d’un soutien en demi-teinte puisqu’on parle encore de réintégrer ces athlètes sous bannière neutre et non sous drapeau russe. Cette bataille géopolitique représente une réelle nouvelle fracture entre l’Occident et le reste du monde. Cependant, ce reste du monde n’est pas uni, là où l’Occident l’est majoritairement depuis le 24 février 2022.