06.11.2024
Crises et diplomatie : l’ère du mensonge
Presse
13 mars 2023
Mi-février, des images et des vidéos circulent sur Facebook, insoutenables : des corps de soldats nigériens, enveloppés dans des drapeaux de leurs pays jonchent le sol, victimes, dit la légende, d’une attaque terroriste. Autour des dépouilles, une foule tétanisée se recueille. Bilan de cette attaque, selon les auteurs de ces publications : « 67 à 71 militaires nigériens tués dont 26 portés disparus et 16 blessés graves ». Toutefois, aucune indication précise quant au lieu exact de ladite tragédie. Et pas davantage sur la date. Selon les diffuseurs de ces images, l’horreur serait survenue « récemment », quelque part dans l’ouest du pays. En réalité, ces images proviennent d’un autre drame que le pays a connu en 2019 : la plus meurtrière attaque dans l’histoire du Niger, perpétrée à Inates par l’État islamique dans le Grand Sahara, ayant occasionné la mort de 71 militaires nigériens. Pourquoi diffuser ces images quatre ans plus tard, en falsifiant la source et la date ? La réponse se trouve dans le commentaire des auteurs qui, tout en qualifiant la prétendue attaque de « véritable humiliation » pour le président nigérien, Mohamed Bazoum, n’ont pas de mots assez durs pour critiquer la politique de ce dernier accusé de se « pavaner à Paris » et d’avoir « vendu son pays à la France ».
Extrait de la prose commentant ces images sur le site web dénommé Agora Actualités : « Le président Mohamed Bazoum s’est rendu en France pour solliciter l’appui conséquent du président français Emmanuel Macron dans la lutte contre le terrorisme alors que toute l’armée française et européenne renvoyée par le Mali se trouve au Niger avec des équipements de dernière génération sans voir les attaques des groupes terroristes contre l’armée nigérienne. L’armée américaine a également une base militaire alors que les groupes terroristes commandent le pays… » Et de conclure : « L’Afrique sera libre le jour où les Africains eux-mêmes commencent à se faire respecter. »
Toujours en février 2023, la nouvelle d’une fausse tentative de coup d’Etat a été diffusée sur les réseaux sociaux, avant d’être démentie par les autorités et les agences de presse. Le tort supposé du président nigérien et de son gouvernement, selon les architectes de la désinformation : ne pas entonner les refrains tonitruants d’une adhésion pleine et entière aux offres de services de la Russie dont la coopération aux accents messianiques s’appuie sur une diabolisation débridée de la France et ses alliés européens, et, plus timidement, des Etats-Unis. L’avenir nous en dira davantage sur cette insolite inclination de la Russie à l’exclusivisme, en ce siècle marqué par les aspirations multilatérales…
Stratégies de tensions et de division
Certains régimes devenus de fervents alliés de la Russie semblent aussi céder au syndrome du mensonge organique, en tant que mode d’exercice et d’expression du pouvoir. Dans cette nouvelle galaxie russo-africaine, la désignation d’ennemis extérieurs tient lieu de « ligne politique ». Ainsi, en Afrique de l’Ouest, la Cédéao, après avoir annoncé des sanctions de rigueur contre les coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso et en Guinée, est devenue l’une des cibles privilégiées pour la junte militaire malienne et ses partisans. Accusée d’être manipulée par la France, la Cédéao est présentée comme un obstacle à l’improbable « révolution panafricaniste » prônée par les néo-russophiles au Mali, au Burkina Faso ou en Centrafrique. Dans ce contexte, la Côte d’Ivoire, désignée par les mêmes russophiles comme un bastion de l’Occident, est l’objet de violentes attaques sur les réseaux sociaux.
Au cours de l’année 2022, l’affaire dite des « mercenaires ivoiriens » aura été l’une des séquences les plus extravagantes des tensions entre le Mali et la Côte d’Ivoire. Une affaire rocambolesque au terme de laquelle les militaires ivoiriens accusés de mercenariat furent condamnés sans la moindre preuve lors d’un procès expéditif et bâclé, avant d’être « graciés » par le président de la transition malienne. Un épilogue salué par les autres pays membres de la Cédéao qui redoutaient les pires escalades et leurs conséquences pour la sous-région. Il est vrai que les « conseillers » et autres « instructeurs » du groupe russe Wagner, au regard du logiciel qui dicte leurs actions, ont davantage intérêt à la manifestation de fractures au sein de la Cédéao qu’à la consolidation des solidarités régionales. La Cédéao devrait prendre garde à ne pas laisser se dresser dans son espace une ligne de démarcation entre pays dits « pro-russes » et les autres. L’annonce récente du projet de la création d’une « fédération » entre le Mali et le Burkina Faso participe de la stratégie de tensions et de division discrètement ordonnancée dans cette région dont les avancées en termes d’intégration ont fortement été saluées au cours des dernières décennies.
S’il est vrai que le recours au mensonge, ou aux arrangements avec la vérité, n’est pas une nouveauté dans la vie des nations, les crises sécuritaires semblent constituer un terreau particulièrement fertile aux actuelles campagnes de manipulation. Alors que les mercenaires de Wagner sont présentés comme des « instructeurs », les régimes auxquels ils apportent aide et protection refusent toujours de confirmer leur présence. Au Mali, alors que l’on observe une dégradation continuelle de la situation sécuritaire, les autorités n’ont pas hésité à affirmer qu’« il n’y a plus un seul endroit dans le pays où l’armée n’est pas présente ». Dans le même ordre d’idées, l’opinion attend toujours les preuves matérielles sur lesquelles s’appuie la gravissime accusation portée contre la France qui, selon les autorités maliennes aurait soutenu, voire armé des groupes terroristes. En l’absence, à ce jour, des « preuves » promises par Bamako, ces accusations hautement inflammables ont déjà produit leur effet dans l’opinion et… sur les réseaux sociaux.
Le protocole de Moscou
En Centrafrique, le président Faustin Archange Touadéra qui affirmait en 2020 que les positions diplomatiques de son pays « s’alignent » désormais sur celles de Moscou, s’est pris à dénoncer début mars 2023 un prétendu « complot de l’Occident » contre son pays dans le but d’en piller les ressources. Une énormité vaguement puisée dans le logiciel wagnerien, qui ne renvoie à aucune réalité actuelle. Des propos en totale contradiction avec les choix d’un pouvoir centrafricain qui s’en est entièrement remis aux bons offices de Wagner dont les visées prédatrices sont comprises dans le contrat clandestin qui lie les deux parties. Dans sa volonté de se maintenir au pouvoir, le dirigeant centrafricain a décidé de recourir à l’aventure du « troisième mandat », par le biais d’une modification opportuniste de la Constitution. Dans ce contexte, le site d’information centrafricain Corbeaunews (1) écrit : « La méthode russe dite Wagner est donc mise en place, dont les instruments ne sont autres que Synergie et Galaxy (2) (…) Publicités mensongères sur l’ambassadeur de France, ainsi que son pays, développement par voie de presse du sentiment anti français. Une machine bien huilée afin de faire de la France le véritable problème de la RCA et de l’Afrique. La propagande marche (…) De Martin Ziguelé à Anicet Georges Dologuelé (3), tous les autres hommes politiques sont dans le collimateur des Wagner. Le système actuel a décidé d’un passage en force de la Constitution et apparemment rien ne sera laissé au hasard. Personne ne sera épargné. » Pour contrer la fronde des opposants à ce projet, le pouvoir centrafricains peut donc compter sur le « protocole de Moscou », fait de campagne de désinformation, de calomnies envers des personnalités de l’opposition et de désignation de « complots extérieurs ». Cette recette, désormais éprouvée dans plusieurs pays, est méthodiquement conçue dans les laboratoires de la désinformation, avant d’être relayée par des médias, influenceurs et autres « insulteurs publics » en liaison avec leurs commanditaires au sein des ambassades de Russie.
Pour parvenir à ses fins, suivant le protocole de Moscou, le président Faustin Archange Touadéra affirmera qu’il est la grande victime d’un complot conjointement ourdi par des ennemis intérieurs et des mains extérieures et forcément sournoises. Par parenthèses, c’est ce même protocole – celui du mensonge débridé – qui amène Vladimir Poutine à réécrire l’histoire en temps réel, en se présentant comme la victime – l’agressé – d’une guerre qu’il a unilatéralement engagée contre l’Ukraine. En Afrique Centrale aussi, le cas de la République Centrafricaine devrait alerter les citoyens aspirant à l’enracinement des valeurs démocratiques dans la région. La dérive autocratique en cours à Bangui peut désormais compter sur son instructeur idéologique. La coopération russo-africaine n’a pas vocation à promouvoir les formes de vie démocratique. L’époque semble ouverte à toutes les aventures politiques, servies par une industrie féconde du mensonge ou des « vérités alternatives ». Espérons que les opinions n’en seront pas saturées jusqu’au vertige.
Une tribune publiée par La roue de l’histoire.