ANALYSES

Élections en Turquie : les forces politiques se préparent

Tribune
14 mars 2023
 


Une nouvelle phase de la préparation des échéances électorales turques a été franchie le 6 mars 2023, avec l’annonce de la candidature commune à l’élection présidentielle de six partis d’opposition [1] rassemblés dans une coalition nommée l’Alliance nationale. Cette décision capitale vient après des mois de négociations et de multiples péripéties entre les composantes de cette « Table des six ». Le résultat est désormais acté, Kemal Kiliçdaroğlu est le candidat commun.

Une première étape significative avait été franchie le 30 janvier 2023, lors la publication d’une feuille de route gouvernementale intitulée « Protocole d’accord sur les politiques communes », document de 240 pages comprenant 2 300 objectifs détaillés. Au-delà des différences – et elles sont nombreuses – entre les composantes de cette alliance de forces de l’opposition, il apparaît clairement que le ciment principal qui les soude est la volonté affirmée et répétée d’en revenir à un régime parlementaire. Et donc d’en finir avec le présidentialisme instauré par la réforme constitutionnelle de 2017 et incarné par le pouvoir autocratique du président sortant, Recep Tayyip Erdoğan.

Kemal Kiliçdaroğlu, président du Parti républicain du peuple (CHP), incarne indéniablement le combat contre la stratégie liberticide de R. T. Erdoğan. Cet homme, âgé de 74 ans, est paré de qualités qui lui seront utiles dans les semaines qui viennent : attachement aux droits démocratiques, intégrité morale, opiniâtreté. Il lui est a contrario souvent reproché son manque de charisme. Mais peut-être est-il en situation de renverser cette critique dans une société qui a été polarisée à l’extrême depuis de nombreuses années et a désormais besoin d’en revenir à des pratiques politiques moins tendues. La posture de « force tranquille » peut ainsi contribuer à rassurer une partie de l’électorat, d’autant que K. Kiliçdaroğlu est crédité de fortes convictions. Le fait qu’il ait patiemment fait évoluer son parti depuis qu’il en a pris la direction en 2010 est souvent sous-estimé. Sur la question des droits humains, des libertés collectives et individuelles, sur le port du voile par les femmes, K. Kiliçdaroğlu a su impulser un cours politique tranchant avec l’orthodoxie kémaliste sclérosée qu’a longtemps incarnée le CHP.

Ses origines alévies, il est originaire de la région de Tunceli, lui sont aussi souvent rappelées comme une marque de faiblesse[2]. S’il était élu président, il serait en effet le premier Alévi parvenant à cette fonction depuis la proclamation de la République en 1923. Nous n’en sommes néanmoins pas là. Dans une campagne électorale au cours de laquelle tous les coups seront permis, R. T. Erdoğan avancera certainement cette argutie pour dénier à son concurrent les qualités nécessaires pour être élu président, voire pour l’accuser de n’être pas un véritable Turc, car non sunnite. Il faut cependant souligner que les autres partis de la coalition – dont deux sont dirigés par d’anciens ministres de premier plan de R. T. Erdoğan, un autre se réclamant de l’islam politique et un qui a son origine dans la droite nationaliste – ne partagent aucunement ces préventions. Cela devrait permettre de déminer les attaques du président sortant en la matière.

Ces éléments d’unité vont compter dans un contexte où l’actuel président turc semble politiquement affaibli. La situation économique est préoccupante depuis maintenant plusieurs années et considérablement aggravée par les effets des terribles séismes qui ont affecté la Turquie le 6 février dernier. Probablement la stratégie liberticide poursuivie depuis des années indispose-t-elle de plus en plus une grande partie de la société. Pour autant, il serait bien imprudent de faire à ce jour des pronostics sérieux sur l’issue des élections. N’oublions pas que R. T. Erdoğan bénéficie encore d’importants atouts. Il est tout d’abord un redoutable candidat, qui dispose toujours de bases sociale et électorale solides auprès desquelles il exerce un véritable charisme. Il possède ensuite un appareil politique à sa mesure : le Parti de la justice et du développement (AKP), les municipalités qui sont dirigées par ce dernier, les positions dans l’appareil d’État qu’il a méthodiquement investi depuis plus de vingt ans. Une très grande partie des médias est dirigée par des proches de la présidence et la situation de la liberté de la presse est déplorable. Enfin, l’AKP possède des ressources financières qui seront abondamment utilisées dans les semaines à venir et l’on peut prévoir le déchaînement d’une politique clientéliste tous azimuts.

Dans l’équation électorale qui se précise, un paramètre essentiel va résider dans les choix politiques effectués par le Parti démocratique des peuples (HDP) qui pour sa part ne fait pas partie de la « Table des six ». Ce parti résolument à gauche que l’on peut qualifier de kurdiste, même si ses multiples combats ne se réduisent pas à la question kurde, sera déterminant dans les semaines à venir. Lors des dernières élections législatives, il avait recueilli 11,7% des suffrages exprimés. Il est donc un parti charnière pour les résultats du mois de mai prochain. Il est par ailleurs sous le coup d’une menace d’interdiction qui pèse sur lui comme une épée de Damoclès. Les résultats de l’instruction en cours seront rendus par le Conseil constitutionnel au cours du mois d’avril… quelques semaines avant le jour des élections. Pour autant, un des partis de la « Table des six », le Bon parti (IP) dirigé par Meral Akşener, issu de la droite nationaliste, est résolument opposé à tout ce qui pourrait ressembler à des concessions sur la question kurde, défi pourtant central de la société turque, et hostile à toute forme de négociations avec le HDP. Malgré cela, il est très probable que le HDP ne présentera pas de candidat à l’élection présidentielle ayant déjà expliqué à maintes reprises que l’enjeu principal était de tout faire pour battre R. T. Erdoğan. Faisant preuve d’un fort sens politique, le HDP ne pose aucune condition ou revendication à la « Table des six », ne demande aucun poste ministériel, considérant que le moment des négociations viendra si cette dernière remporte les élections.

Ainsi donc, pour la première fois depuis son accession au pouvoir en 2002, l’AKP et son chef R. T. Erdoğan se trouvent dans une situation compliquée. Les premiers sondages sont très largement en faveur de Kemal Kiliçdaroğlu, l’un le créditant de près de 57% des suffrages, mais peuvent néanmoins sembler exagérément optimistes à ce stade. La bataille électorale qui s’annonce sera rude et le résultat final certainement très serré. L’enjeu, ici, pour la « Table des six » est de créer une dynamique politique d’adhésion à ses propositions pour envisager la victoire. Dans tous les cas, le résultat de ces élections sera déterminant pour l’avenir de la Turquie.

 

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[1] Parti républicain du peuple (CHP), Le Bon parti (IP), Parti de la démocratie et du progrès (DEVA), Parti du futur (GP), Parti démocrate (DP), Parti du bien-être (SP).

[2] En 2017, on estimait le nombre d’Alévis à un chiffre compris entre 12 et 20 millions. Ces musulmans non sunnites, représentant un courant religieux hétérodoxe, sont au demeurant difficiles à cerner. Phénomène sui generis, l’alévisme ne se réduit pas à une définition univoque et les spécialistes ne s’accordent pas même sur sa nature. Pour les uns, il relève de la sphère religieuse, c’est-à-dire un islam teinté de chiisme, voire une religion propre. D’autres mettent en avant la dimension ethnique, qu’elle soit chamaniste turque ou kurdozoroastrienne, puisque l’alévisme est présent au sein de populations turcophones et kurdophones. D’autres, enfin, y voient une philosophie politique, manière de vivre tolérante, idéal démocratique, laïcité authentique ou bien philosophie de la révolte et de lutte contre l’injustice et l’oppression.
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