La journée des femmes en Argentine : un 8 mars aux couleurs de la Russie ?
Le féminisme latino-américain a souvent fait étape en Argentine. On se souvient de la bataille menée avec des foulards verts pour la reconnaissance de l’avortement. C’est chose faite depuis 2021. Le mariage entre personnes de même sexe est légal depuis 2015. La loi autorisant le divorce a été votée assez tardivement, en 1987. Comme celle accordant le droit de vote aux femmes, en 1947. Mais, l’Argentine étant un état fédéral, les femmes avaient obtenu ce droit dans la province de San Juan en 1928. Emar Acosta, élue provinciale en 1934, a été la première députée d’Amérique latine. Et les mobilisations de toute nature, pour l’égalité de genre, restent d’actualité. En 2019, trois-cents professionnelles du corps diplomatique ont créé une plate-forme pour défendre leurs droits. Depuis sept ans, les mouvements sociaux manifestent pour demander la libération d’une militante coopératrice, indigène, Milagro Sala, alternativement incarcérée et assignée à résidence par les autorités de la province de Jujuy.
Tout cela sera rappelé pour porter d’autres revendications le 8 mars 2023, mettant en avant cette année précarité et égalité de genre. Y aura-t-il des mamans russes dans les défilés ? La question semble incongrue. Pourtant elle n’a rien d’insolite. Depuis l’été 2022 plusieurs milliers de femmes enceintes de nationalité russe ont débarqué à Ezeiza, l’aéroport de Buenos Aires. Les chiffres restent assez flous, les premières arrivées n’ayant pas été décomptées. Plusieurs sources journalistiques avancent un nombre, invérifiable, d’environ 10 000. Le seul inventaire fiable a été donné le 10 février 2023 par la Directrice du service national des migrations, Florencia Carignano. « Du 10 octobre 2022, au 10 février 2023, » a-t-elle déclaré au cours d’une rencontre de presse « 5819 parturientes russes sont entrées dans le pays. »
Le flux est tel que le gouvernement s’en est inquiété. Début février, six femmes ont été empêchées pendant quelques heures d’entrer sur le territoire argentin. Elles ont été accusées d’être de « fausses touristes », usant de réseaux mafieux pour pousser la porte de l’Argentine. Ces femmes, ne parlant ni espagnol ni anglais, n’avaient pas de billet de retour et étaient, selon la directrice de l’immigration, incapable de dire où elles avaient l’intention de se promener. Vu le degré avancé de leur grossesse, entre 33 et 34 semaines, elles ont finalement été libérées. Mais le 14 février, quelques heures après l’autorisation provisoire de séjour accordée par un juge fédéral à ces six personnes, quatorze autres femmes enceintes ont débarqué d’un vol d’Ethiopian Airlines.
Effectivement, plusieurs agences, qui n’ont rien de mafieux, mais pignon sur rue, offrent leurs services à des ressortissantes russes espérant un heureux événement. Un paquet leur est proposé, incluant le billet d’avion, les frais médicaux et une assistance destinée à obtenir la nationalité argentine. L’entreprise RuArgentina est celle qui est la plus souvent citée. Le montant demandé par l’agence aux candidates à cet exil médical serait de 5500 dollars US. Plusieurs cliniques et hôpitaux de la capitale argentine se sont mis au russe, pour assister et informer ces patientes inattendues.
Rien de contraire à la loi dans tout cela. L’Argentine a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais elle n’applique pas de sanctions, comme les États-Unis et leurs alliés. D’autre part les Russes ont un accès libre, sans visa, au territoire argentin. La Constitution argentine le permet. Son préambule stipule en effet que sont garantis « les bénéfices de la liberté » (..) « à tous les hommes du monde qui souhaitent résider sur le sol argentin. » L’article 20 précise que les étrangers ainsi admis, « jouissent sur le territoire de la nation de tous les droits citoyens civils. » Et il est précisé un peu plus loin, à l’article 25 de la Loi fondamentale, que « le gouvernement fédéral encouragera l’immigration européenne sans limitation. » L’Argentine appliquant le droit du sol, les nouveaux nés sont automatiquement dotés d’un passeport argentin, les parents d’une autorisation de résidence, en attente, dans un délai maximal de deux ans, de la nationalité locale. Le passeport argentin est l’un des meilleurs au monde, reconnu par plus de 170 pays.
L’attraction donc est évidente. En dépit de la grave crise que traverse l’Argentine, victime d’une inflation particulièrement élevée, l’investissement a été jugé attractif par plusieurs milliers de jeunes couples russes. Reste à comprendre pourquoi ont-ils souhaité partir aussi loin, géographiquement comme culturellement, et quel est leur profil social. Les journaux argentins ont multiplié entretiens et enquêtes auprès d’un certain nombre de couples immigrés et aussi d’agences immobilières. La plupart de ces néo-porteños sont des cadres ayant une formation élevée. Un certain nombre poursuivent leurs activités professionnelles à distance. Ils ont choisi de vivre dans les beaux quartiers, la partie nord de la capitale ou à Mar del Plata, près de la cathédrale orthodoxe. Leurs motivations, du moins pour ceux qui ont répondu aux questions de la presse argentine, sont convergentes. Ils ont pris le large pour être loin de la guerre et pour ne pas en souffrir les conséquences. Beaucoup de pays considérés plus attractifs leur étant fermés, ils ont choisi, après avoir testé pour certains, la Finlande et la Turquie, l’Argentine, vue comme un morceau d’Europe des antipodes. Aucun n’a fait état de considérations politiques, hostiles ou favorables, au gouvernement russe.
Une tribune publiée par Nouveaux espaces latinos.