ANALYSES

Biden et les distorsions de la réalité de BHL

Correspondances new-yorkaises
2 mars 2023


Une fois encore, précisons, montrons, avant d’aller plus loin, patte blanche, puisqu’il le faut en ces temps de guerre infantilisants où la nuance n’existe plus et où toute critique envers la stratégie de Volodymyr Zelensky ainsi que tout doute en la victoire finale de l’Ukraine peuvent valoir à ceux qui les émettent d’être accusés, comme cela a été mon cas, d’appartenir à une diabolique cinquième colonne aux ordres de Poutine.

Le Franco-américain que je suis, fils d’une Ukrainienne et qui a des parents sur le front, affirme donc fermement ici condamner l’agression de l’Ukraine par la Russie et confirme souhaiter la victoire du camp occidental. Voilà. Dois-je ajouter pour continuer en paix que je trouve Zelensky joli et Poutine pas beau ?

Les lecteurs de ces correspondances savent que j’ai été au début de l’invasion pour une réaction « musclée » de l’OTAN. C’est à dire, pour la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine ainsi que l’avait demandé Zelensky. Seul moyen selon moi de calmer alors le jeu.

Par la suite, prenant acte que les Occidentaux ne se risqueraient jamais à franchir toute ligne rouge qui pourrait les faire entrer de pleins pieds dans le conflit, option bien sûr très discutable, mais qui seule permettrait une véritable victoire des Ukrainiens sur le terrain, je me suis inquiété, et cela malgré les beaux discours, devant une guerre qui semble partie pour durer, d’un possible lâchage de Kiev par ses alliés dans les prochains mois.

En effet, la campagne pour la présidentielle américaine approchant et connaissant le rejet que la guerre en Ukraine inspire aux contribuables états-uniens, douter de la loyauté de ceux qui ont lamentablement abandonné il y a moins de deux ans les Afghans à leur terrible sort ne me semblait pas totalement infondé.

C’est pourquoi j’ai regretté que Kiev n’ait pas profité de ses succès de l’automne passé pour tenter de traiter avec la Russie sur des bases favorables.

Car oui, ainsi que la plupart des responsables occidentaux le reconnaissent et comme je l’ai déjà longuement expliqué dans ces mêmes colonnes, il faudra bien à terme négocier.

Mais ce n’est plus seulement pour l’Ukraine que je m’inquiète aujourd’hui. Ce que je crains, c’est une vraie défaite pour l’Occident. Pas « juste » une défaite de l’Occident EN Ukraine, mais une défaite POUR l’Occident. Une déroute générale, quoi. De celle dont on ne se remet pas.

Je m’explique. Puisqu’il a été décidé que l’OTAN n’interviendrait pas directement dans le conflit – comme dit plus haut et ainsi que cela est confirmé par les experts militaires, seule l’intervention au sol de troupes de l’Alliance atlantique  pourrait permettre d’obtenir la défaite totale de l’armée russe et la reconquête de l’ensemble du territoire ukrainien – et comme la plupart  des armes offensives les plus efficaces sont refusées à Kiev, il pourrait  être malheureusement difficile pour l’armée ukrainienne, épuisée par une année de guerre et en mal de nouvelles recrues, de résister très longtemps à la puissante offensive adverse qui se profile. Surtout si celle-ci est appuyée par la Chine avec l’envoi d’armes telles que les fameux drones kamikazes.

Je crois donc possible l’écrasement de l’armée ukrainienne par l’armée russe.

Et à partir de là, que ferait l’Occident ? Pas grand-chose sans doute. Après quelques gesticulations diplomatiques, les Occidentaux entérineraient probablement les choses puis œuvreraient comme d’habitude à faire oublier la déroute à leurs opinions publiques avant de passer à autre chose.

Mais quelle défaite ! Quelle débâcle ! La politique de Joe Biden dans cette affaire, vide de stratégie et qui consiste en grande partie à mener une guerre par procuration à la Russie, n’aurait alors conduit les alliés qu’à s’aplatir lamentablement face à Poutine et à consolider un bloc sino-russe, allié à la Corée du Nord et à l’Iran, soutenu par l’Afrique du Sud et de nombreux États à travers le monde dont peut être l’Inde. Une défaite dont l’Occident déjà en perte de vitesse ne se relèverait pas.

Je ne dis pas que c’est ce qui va arriver. À l’heure qu’il est plusieurs scénarios sont encore possibles dont celui à moyen terme d’un confit gelé style coréen – ce qui n’est guère réjouissant non plus. Mais une défaite totale de l’armée ukrainienne est une possibilité à prendre sérieusement en compte.

Joe Biden appréhende les relations internationales via le prisme de la guerre froide et des théories qui l’ont suivies, dont celle de Zbigniew Brzezinski relative à l’Ukraine. Pour synthétiser celle-ci en quelques mots : la Chine est la grande puissance de demain, la vraie rivale des États-Unis. Afin de pouvoir porter toute son attention sur cette nouvelle super puissance, l’Amérique doit se débarrasser de la Russie comme adversaire potentiel et rétrograder définitivement cette dernière au rang de puissance régionale. Rien de mieux pour cela que de la déstabiliser en entraînant dans le camp occidental l’Ukraine, qu’elle considère comme sa chasse gardée, mais aussi en quelque sorte comme son point névralgique – grenier à blé de l’Europe, etc.

J’ai beaucoup de respect pour Brzezinski que j’ai bien connu et avec qui j’ai eu le privilège de collaborer sur un projet. Mais regardons les choses en face. Aussi pertinentes qu’elles aient pu l’être, la plupart de ses théories ne sont plus adaptées aux enjeux d’aujourd’hui. Et puis n’oublions pas que c’est « Zbig », alors conseillé à la sécurité nationale de Jimmy Carter, qui a laissé l’ayatollah Khomeiny prendre le pouvoir à Téhéran avant de décider, tout aveuglé qu’il était par sa lutte à mort contre l’URSS, d’armer les futurs talibans et Ben Laden en Afghanistan.

Non, Joe Biden est définitivement un homme prisonnier du passé et donc dépassé par les challenges géopolitiques du monde actuel. Un homme qui dans la crise ukrainienne aura entraîné l’Amérique et ses alliés dans une impasse en poussant l’Ukraine à se battre « jusqu’à la victoire finale » et donc à ne pas négocier lorsque Poutine était en difficulté, tout en refusant de lui fournir les armes défensives qui pourraient faire la différence ou d’envoyer des troupes sur le terrain.

Il n’y a que Bernard Henri-Lévy, dont la volonté de positiver est légendaire, pour voir une logique et une stratégie payante dans la politique ukrainienne du président américain.

Bernard Henri-Lévy qui dans une interview surréaliste donnée il y quelques jours à TV5 Monde, parlait de « l’allure et de la noblesse » de Joe Biden pour qui, emporté par son enthousiasme à défendre sans réserve la cause ukrainienne, il a aujourd’hui les yeux de Chimène.

Visiblement pardonné la lâche et inutile débandade de Kaboul en 2021. Visiblement pardonné aussi l’abandon du peuple afghan à la barbarie talibane. Oublié, dans son discours, le sort des femmes de ce pays tragique pour lequel le philosophe a pourtant si longtemps milité, et avec sincérité, je le sais. Passé par pertes et profits, probablement, que tout cela, car selon Bernard-Henri Lévy il y a aujourd’hui « un miracle Biden ». Rien de moins.

L’auteur des belles pages des Derniers jours de Charles Baudelaire trouve « sidérantes » et donc sublimes ces images ou l’on voit Biden qui « est en train de devenir un héros » et Zelensky, « nouveau père fondateur de l’Europe », ensemble. « Ce vieil homme et ce jeune homme » qu’il compare avec lyrisme à « un Coluche devenu Churchill en passant par Reagan » – je ne savais pas que ce dernier était devenu une référence pour les intellectuels germanopratins.

Désolé, Monsieur le philosophe, mais non, il n’y a pas de « miracle Biden ». L’actuel locataire de la Maison-Blanche est juste un vieil homme qui s’accroche à une idée sans vraiment savoir où il va, ni où il entraîne le monde occidental.

Un vieil homme qui, alors qu’il vient juste d’entamer la seconde partie de son premier mandat et qu’il avait promis de ne pas se représenter, tétanise le parti démocrate en confirmant qu’il sera candidat à la présidentielle de novembre 2024.

Comme si le vieillard fébrile, qui devant les caméras du monde entier avait introduit sa petite fille en la présentant comme son fils décédé, pouvait prétendre avoir la capacité de présider son pays jusqu’en janvier 2029.

Après tout, peut-être que le monde occidental déclinant se trouve incarné en cet homme qui se réfugie dans ses certitudes face à la nuit qui tombe.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et «  Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021
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