ANALYSES

Le réarmement agricole du monde est une bonne nouvelle

Tribune
7 février 2023


Cette tribune est extraite de l’ouvrage Le Déméter 2023 – Agriculture et alimentation : la durabilité à l’épreuve des faits, disponible à la commande sur le site de l’IRIS.

 

Depuis plusieurs années, les analyses présentées dans cet ouvrage nous indiquent que la sécurité alimentaire dans le monde est de plus en plus complexe à construire et que le développement de l’agriculture devient de moins en moins évident à mettre en œuvre. Nous n’avons de cesse de sillonner la planète pour aller à la rencontre des défis, des acteurs et des risques qui concernent ces questions. Malgré une multitude de situations contrastées et de problématiques variées, l’observation a toujours été claire sur un point : ce XXIe siècle propose un rendez-vous inédit à l’agriculture. Saurons-nous y répondre ?

Au loin, l’arc des possibles

L’agriculture est en effet à la fois au cœur des tensions et des transitions, une double facette qui stimule de nouvelles courses stratégiques à même d’amplifier des rivalités ou de révéler des solutions. Quelle est, en somme, l’équation à résoudre ? Alimenter davantage et bien mieux demain une population croissante, en garantissant d’une part la mobilité et la régularité des flux entre offre et demande, et en réduisant drastiquement d’autre part l’empreinte de l’activité agricole sur les écosystèmes tout en attendant qu’elle soit protagoniste sur les politiques climatiques. Si nous voulions cristalliser cette trajectoire mondiale, il est donc demandé aux agricultrices et aux agriculteurs de nourrir et de réparer la planète. Quelle mission !

Mais c’est aussi parce qu’il s’agit là d’un enjeu vital que la mobilisation est générale. La sécurité alimentaire est l’affaire de tous, États comme individus, entre autres acteurs. D’ailleurs, cela ne date pas d’hier, comme nous l’enseigne la géohistoire. Néanmoins, l’intensification des dynamiques est redoutable et l’impératif alimentaire a pu parfois se traduire par de nombreux excès, comme l’usage peu soutenable des ressources, l’exploitation immodérée de la nature et le déploiement fréquent de stratégies bellicistes. Cela nous a conduits, depuis le début de ce siècle, à nous interroger : l’agriculture durable est-elle un oxymore ou un horizon ? Vaste programme : pouvoir nourrir sans faire souffrir, ni son voisin ni la planète. Il existe une micro-géopolitique et une macro-géopolitique de l’agriculture. Nous ne saurions jamais insister assez sur cette double échelle de tendances sociales, économiques et environnementales. Les rapports de force, les violences, tout comme les solidarités et les innovations en matière agricole, se retrouvent aux niveaux local et international.

Double facette, double échelle, mais aussi double dépendance : comment nourrir sans les agricultures ? Pouvons-nous sérieusement envisager un scénario agricole similaire à celui de la pêche, dans lequel les productions hors-sol et dans des fermes verticales deviendraient majoritaires dans la fourniture de biens alimentaires ? Si l’aquaculture domine désormais l’activité halieutique dans l’offre de poissons et crustacés dans le monde, les ordres de grandeur sont peu comparables avec l’agriculture, qui assure plus de 80 % de la sécurité alimentaire du globe. Une bascule radicale agricole, du rural vers des serres ou des centres urbains, sacrifiant alors inévitablement l’élevage ou d’autres cultures faute de place, serait un pari périlleux. Certes, les sols doivent être ménagés et l’alimentation urbaine assurée. Mais pour nourrir le monde, nous avons besoin de tout le monde. De la terre et de la mer, des campagnes et des villes, des savoirs traditionnels anciens et des progrès scientifiques les plus récents. Nous avons besoin de toutes et tous, quels que soient les générations, les secteurs et les continents, pour nourrir tout le monde, et pas uniquement les urbains ou les plus aisés. Nous l’avons dit, le chantier est colossal, puisqu’il faut faire beaucoup mieux demain avec beaucoup moins. S’unir pour changer, telle est sans doute la marche à suivre.

2022, un boomerang sur l’Europe

C’est peu dire que les derniers mois auront déplacé l’attention sur de nouveaux fronts quand nous regardons, depuis l’Europe, l’avenir de l’agriculture. La majorité des citoyennes et citoyens en sous-estiment souvent l’importance, sans doute en raison de leur distance vis-à-vis de ces métiers, de leur assurance à propos de l’approvisionnement alimentaire ou de leur méconnaissance à l’égard des lignes de repères qui structurent l’évolution planétaire. Difficile de les blâmer, d’autant que cela signifie que les sachants ne savent pas raconter. À juste titre, d’autres ont voulu polariser les réflexions sur les enjeux de durabilité agricole depuis quelques années, non sans occasionnellement négliger le productif et l’économique dans leurs narratifs. Or le combinatoire éclaire davantage et favorise les avancées. Il est parfois dommage de perdre du temps à vouloir opposer. Il peut enfin arriver d’omettre que les capacités et les priorités, en matière de développement et de transition, soient hélas bien dissemblables selon les régions du monde. Soyons nous-mêmes sincères avec ces errements : nos sentiments de supériorité peuvent tantôt concourir à chercher à imposer aux autres ce que nous estimons être nécessaire, tantôt nous rendre myopes sur le fait que des pays ont davantage à nous apprendre en matière de combat agricole quand l’eau, la terre, le climat et les moyens ne sont pas disponibles. L’année 2022 a amplifié la prise de conscience sur la crise climatique, l’érosion de la biodiversité et le retour des insécurités physiques. Face aux épisodes extrêmes qui s’accumulent et frappent les esprits, la préoccupation environnementale s’accentue. L’éco-anxiété devient même un facteur majeur de mal-être chez certains. Parmi eux, des agricultrices et des agriculteurs, qui se demandent s’ils vont pouvoir récol-ter et vivre de leurs activités, à court comme à moyen termes. La faible attractivité du secteur, où le vieillissement est massif, s’explique aussi par ici : le climat va-t-il me permettre de mener à bien mon projet et de rendre mon entreprise performante ? Il leur faut intégrer cette incertitude majeure et s’y adapter, avec une conviction profonde qui les anime : adopter de nouvelles pratiques et contribuer à la lutte contre les changements climatiques. Comment traiter ces sujets sensibles et soutenir ces forces vives alors que des minorités radicalisées, accaparant l’espace médiatique et parfois politique, phagocytent le débat climatique démocratique ? Pouvons-nous écouter et aider celles et ceux qui subissent les aléas météorologiques au quotidien et s’engagent concrètement pour décarboner nos systèmes de fonctionnement ?

Les Européens constatent par ailleurs que les pandémies persistent, qu’elles soient par exemple humaine avec le Covid-19 aux variants mutants ou animale avec la grippe aviaire qui décime les volailles durant l’hiver. De ces épreuves sanitaires, qui sont aussi budgétaires, nous ne mesurons sans doute pas encore assez les chocs psychologiques sur les personnes directement touchées ou sur celles qui s’inquiètent du devenir des interactions sociales et de la coexistence du vivant. Il nous faut réapprendre l’adversité et la culture du risque dans une Europe qui s’est longtemps crue sanctuarisée et s’est peut-être assoupie en entrant dans le troisième millénaire. Cette hypothèse peut se poser, en outre, dans le cadre des relations internationales. L’Union européenne (UE) fait-elle de bons choix thématiques et géographiques dans la mondialisation depuis le début de siècle ? N’a-t-elle pas un discours disproportionné avec ses leviers réels d’influence, sans compter qu’elle ne parle pas si fréquemment d’une seule voix ? Propose-t-elle une vision géopolitique différenciante de celle des autres puissances ? D’ailleurs, l’UE fait-elle en sorte d’entretenir sa propre puissance et sait-elle valoriser le champ de ses atouts ? Protège-t-elle les secteurs dans lesquels ses intérêts sont grands et ses compétences encore étendues ? Autant de questions qui résonnent à propos de l’agriculture européenne et de ses rapports avec le monde, dans une cohérence qui n’a pas toujours été trouvée entre la défense de valeurs et la conquête de marchés extérieurs.

Le retour de l’inconfort, c’est aussi la guerre en Ukraine, qui secoue l’Europe à ses portes et génère des effets en cascade depuis un an. Ce conflit n’a pas démarré en février 2022 ; il s’est dramatiquement aggravé. Il rappelle aux Européens que l’atrocité peut resurgir sur le continent et que les guerres ne sont pas réservées à des zones spécifiques, même au XXIe siècle. Des bombes et des victimes tombent à l’Est des frontières communautaires, sans barrière maritime comme la Méditerranée pour parfois donner l’impression que la violence est lointaine. L’agression russe martyrise les Ukrainiens, fracture la planète et percute les Européens. Une Ukraine qui était devenue superpuissance agricole au cours des dernières années, et qui voit sa production et ses exportations de céréales et d’huiles dévisser. Certains pays importateurs de ces matières premières issues des sols généreux de la mer Noire s’en trouvent fragilisés. Le tout dans un contexte où les prix agricoles avaient atteint un pic historique avant l’invasion russe. L’inflation alimentaire dans le monde n’a pas démarré en février 2022 ; elle s’est renforcée. Il faut dire que la Russie est également un géant agricole, qui connaît le potentiel de son voisin ukrainien et n’a pas hésité à menacer les États qui dépendent du blé russe d’une rupture des flux commerciaux en cas d’erreur de comportement diplomatique à son égard. De nombreuses nations, soucieuses de leur sécurité alimentaire, n’ont pas été insensibles aux avertissements de Moscou.

Plus largement, ce conflit accélère la désoccidentalisation du monde, sur le plan stratégique, commercial, monétaire ou culturel. Non pas que les États-Unis ne soient plus dominants, mais que l’alliance des démocraties sonne comme un doux fantasme. Il suffit de noter les comportements de l’Inde ou du Brésil. Ce qui se joue en creux de l’Ukraine, et qui s’installait bien avant, c’est la fin de la prépondérance occidentale sur les affaires du globe. La Chine est l’illustration première et pesante de ce processus visant à changer les règles du jeu et à en prendre les commandes. L’Ukraine représente également un test sérieux pour la solidité des liens transatlantiques. À ce stade, nous ne voyons pas très bien sur quel terrain l’Europe est gagnante, contrairement à Washington, qui, sachons le reconnaître, aide le plus massivement les autorités en place à Kyiv. Depuis un an, l’Europe est tiraillée, sanctionne le Kremlin par étapes, tâtonne dans son dialogue avec la Maison-Blanche et confesse de sérieuses vulnérabilités. Ainsi en est-il sur le plan énergétique. De deux choses l’une : ou bien 2022 est une étape paralysante ou alors, est-ce une rupture catalysante. Les Européens se rendent compte qu’ils ne peuvent, dans certains domaines indispensables, s’en remettre aux autres. Cela ne veut pas dire qu’il faille se fermer au reste du monde, bien au contraire, mais qu’il convient, nuance, de connaître ses dépendances pour les réduire ou les maîtriser, de cultiver ses indépendances avec force et constance, et d’admettre des interdépendances inévitables. Il est remarquable que l’UE ait été pionnière dans l’alerte au printemps 2022 sur les dangers agricoles et alimentaires dans le monde causés par la guerre en Ukraine, formulant par la suite des réponses opérationnelles multilatérales ayant atténué les risques. Il est en revanche regrettable que l’UE, qui s’est dotée d’une « boussole stratégique », n’ait pas mentionné l’agriculture et la sécurité alimentaire dans cette doctrine parue en mars 2022. Il est plausible que le document fut pensé et préparé avant l’Ukraine. Sera-t-il mis à jour, alors que d’aucuns redécouvrent depuis peu la tonalité géopolitique puissante de l’agriculture ?

La scène internationale frappe par sa nervosité : compétition géoéconomique accrue, contestation manifeste du droit et de l’ordre ancien, confrontation sous forme de guerre hybride parfaitement assumée. Dans ce contexte difficile, l’Europe doit assurément se remettre au travail et donc produire, dans tous les secteurs où les intérêts des États membres sont d’ordre stratégique, car touchant l’ensemble de la société. Il ne s’agit ni de poursuivre une mondialisation libérale angélique ni de succomber au nationalisme de repli mortifère. Ici revient l’agriculture, car c’est elle qui garantit l’alimentation des populations, qui participe à l’essor des énergies renouvelables, qui détermine l’économie circulaire, qui sert de laboratoire en avant-première aux innovations, qui préserve l’emploi et la vitalité dans les régions rurales. 2022 n’a pas inventé ces responsabilités ; elle a mis en lumière ces fonctions pour celles et ceux qui ne les regardaient plus avec une concentration suffisante. Bien aidée par les épisodes précédents de 2020 et 2021, quand déjà la pandémie avait remis les pendules à l’heure à propos de ce qui est vital et de ce qui est éphémère, l’année 2022 est un grand cru agricole si l’on se réfère uniquement à ce sursaut politique, médiatique et sociétal. Pourtant, les agriculteurs européens entrent dans 2023 avec un épais brouillard sous les yeux : hausse des coûts de production, volatilité des prix, pouvoirs d’achat comprimés des consommateurs, inconnues abondantes autour de la nouvelle politique agricole commune (PAC) qui se décline en plans nationaux et ne va pas faciliter la tâche à l’expression d’une Europe unie, compacte et convergente. Une série de contraintes à concilier avec un axiome non négociable : la revanche du productif doit se conjuguer avec la bataille du climat. Il ne faut pas se tromper d’objectifs ou vouloir les hiérarchiser. Et c’est là où les agricultures du continent ont leur rôle à mener, car situées aux premières loges de cette Europe à revigorer et à décarboner. Allons-nous leur donner les moyens pour y parvenir ? Sur quelles temporalités les embarquer dans cette mission immense ? Fixons-nous un cap lointain à nos ambitions géopolitiques, dans lesquelles les variables climatiques, économiques et stratégiques ne se contredisent pas, mais bien au contraire se renforcent mutuellement ? En parallèle, et à plus court terme, l’Europe peut-elle monétiser la confiance qu’elle continue de générer ? Dans un monde instable, l’UE reste un théâtre protégé, bien qu’il nous arrive d’en douter. Comment le traduire sur le plan agricole ? Ne faudrait-il pas que les citoyens – à plus forte raison s’ils souhaitent aligner leurs valeurs exprimées avec des actes concrets –puissent avoir les capacités de payer davantage leur nourriture, surtout quand elle est bonne pour leur santé, celle de la planète et le mieux-vivre des producteurs ?

Renversement de perspectives

La relance des politiques agricoles dans le monde depuis plusieurs années fait sens avec les enjeux contemporains et futurs. Entre le volet alimentaire, territorial, environnemental ou énergétique, les moteurs de ce mouvement sont robustes et les courses à mener décisives, qu’elles soient scientifiques, financières ou socio-organisationnelles. Il ne faut donc pas s’inquiéter de la formule : le réarmement agricole sur la planète – y compris en Europe – est une bonne nouvelle. À condition qu’il soit porté par des vents responsables et solidaires. La durabilité agricole est un combat inédit, à livrer fidèlement, consciencieusement et collectivement. Fidèlement, car produire en agriculture et le faire de mieux en mieux, pour nourrir et réparer la planète, n’est pas une commande conjoncturelle. Consciencieusement, car pour remplir cette mission, celles et ceux qui s’y engagent ont besoin de solutions, de soutiens et de sourires. Les agriculteurs seront d’autant plus conquérants s’ils disposent de moyens pour se projeter sur l’arc lointain des possibles et de reconnaissance par rapport à leurs engagements. Outillage et bienveillance, deux mots-clés à mémoriser si le développement veut être durable.

Enfin, nous l’avons dit, dans ce combat inédit, le collectif sera gagnant, tant à l’échelle de la micro-géopolitique qu’à celle plus large de la macro-géopolitique. Un agriculteur esseulé ou replié sur lui-même n’est pas raisonnable. Sa mission est trop vaste pour qu’il puisse réussir solitairement ou ne pas bénéficier des apports des autres. Une agriculture sans industrie, sans économie, sans marché, sans consommateur, n’est pas soutenable. Sa compétitivité ne saurait donc être mesurée que sur le seul terrain écologique. Le juste prix, c’est celui qui rémunère le producteur pour son travail, ses services et son concours à la transition écologique. Dans ce cadre, le rôle politique des entreprises, vis-à-vis de ces agriculteurs à accompagner, vis-à-vis des territoires qui les entourent, vis-à-vis des consommateurs-citoyens qui achètent leurs produits, vis-à-vis du pays où elles opèrent, effectue lui aussi un retour fracassant. Faire du bien et bien le faire, n’est-ce pas un credo exaltant pour nourrir le vivre-ensemble ? C’est également cela l’arme alimentaire, un vecteur redoutable et terriblement propice aux liens sociaux, aux partages et aux plaisirs de la vie. Nous voilà donc invités à la table internationale. Le passé fourmille d’exemples où des dominants ont cherché à dompter les dominés en utilisant l’alimentation comme instrument de chantage ou de servage, car le spectre de la faim terrorise universellement. À toutes les époques, des puissants peuvent être tentés de manier l’arme alimentaire. Ce qui était vrai hier l’est toujours aujourd’hui et ne peut être exclu pour demain.

Pour autant, il convient d’insister sur ce qui l’emporte de très loin : l’alimentation est une arme massive pour la paix. C’est quand elle n’est pas présente que les colères et les rivalités explosent. Alors que les inégalités géographiques sont colossales, que les croissances démographiques s’avèrent disparates et que les conditions de vie demeurent si hétérogènes à travers la planète, comment ne pas voir l’urgence quotidienne à pouvoir davantage échanger de la nourriture, mieux la répartir et moins la gaspiller ? Ne nous y trompons pas, les changements climatiques accentueront par ailleurs les interdépendances. À l’agenda international, nul doute que la sécurité alimentaire s’installera toujours plus haut. Si certains pays ou acteurs veulent en faire un sujet de confrontation ou pire, une machine de guerre, sachons entretenir les dynamiques bien plus nombreuses qui consistent à bâtir de la confiance, de la complémentarité et de la coopération grâce à l’alimentation. Dans cette chaîne de solidarités à soigner et à répéter sans cesse, nommons celles et ceux par qui tout commence et devient possible pour faire la paix : les agricultrices et les agriculteurs. Réarmons le monde et l’Europe de bonnes intentions et de bon sens.

 

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