ANALYSES

Livraison de chars de combat : quels besoins opérationnels pour l’Ukraine ?

Tribune
23 janvier 2023


Les alliés occidentaux de l’Ukraine se sont réunis, ce vendredi 20 janvier 2023, sur la base aérienne de Ramstein (Allemagne), siège du commandement des forces aériennes de l’OTAN. Il s’agissait de définir une nouvelle planification des contributions en matériels militaires pour l’Ukraine.

Des contributions qui répondent à des besoins politiques, psychologiques et opérationnels.

Politique parce que les alliés veulent montrer à Poutine, qui définit son agression, entre autres causes, comme une réponse à l’attitude de l’Occident, qu’ils ne cèdent pas aux menaces.

Psychologique parce que les alliés veulent montrer leur disposition à répondre aux demandes de l’Ukraine, afin que l’armée et le peuple ukrainiens gardent leur allant de premier rempart contre l’impérialisme russe.

Opérationnel surtout, et il y a là de multiples besoins qui répondent à une seule problématique : remettre à niveau les capacités de combat ukrainiennes. Elles ont été usées par une terrible guerre d’attrition dans toutes les fonctions opérationnelles (lutte anti-char, anti-aérienne, mobilité et protection de l’infanterie, artillerie et manœuvre blindée parmi les plus importantes).

Au déclenchement de la guerre, l’écart de puissance entre les deux pays en faveur de la Russie est gigantesque. Pour autant, les capacités des armées russes engagées, leurs carences dans de nombreuses fonctions opérationnelles, les fautes tactiques et de commandement habilement exploitées par une armée ukrainienne restructurée, préparée à la riposte depuis 2014 et aidée par le renseignement occidental ont conduit à une guerre dévastatrice qui a relativisé les écarts. Les chiffres des pertes sont difficilement vérifiables. Ils sont manipulés des deux côtés car, comme toujours, et plus encore à notre époque, la ligne d’action psychologique est une composante majeure de la stratégie. Les sources OSINT (Open Source Intelligence) ne sont pas nécessairement plus fiables. Quoi qu’il en soit, même si les Ukrainiens ont eu moins de pertes, ce qui est compréhensible compte tenu de leur stratégie défensive jusqu’à l’automne, leur potentiel de combat est largement effrité et est toujours bien inférieur à celui des armées russes qui ont pour elles la profondeur stratégique (espace, volume de forces, stocks d’armement et de munitions) permettant de combler les pertes. La profondeur stratégique ukrainienne est dans le seul soutien de ses alliés occidentaux.

La remise à niveau des capacités de combat suit, elle aussi, une double logique politique et opérationnelle.

Au plan politique, on observe qu’il y a eu des tâtonnements pour savoir où placer le curseur en termes qualitatifs et quantitatifs. Le soutien dans les fonctions renseignement, conseils tactiques, du fait de son caractère non identifiable a toujours existé. Le soutien en matériels militaires et l’entrainement de l’Ukraine fonctionnaient depuis 2014, mais après l’agression de 2022, ils ont pris une réelle dynamique positive à partir du 25 avril 2022, au moment de la visite du secrétaire à la défense Lloyd Austin et du secrétaire d’État Antony Blinken. C’est le début d’une diversification des matériels pour mieux coller aux plans opérationnels.

Commencée bien avant 2022, la fourniture d’équipements du soldat, d’armes antichars et anti-aériennes portatives a contribué, en conjonction avec l’allant et les tactiques ukrainiennes à faire reculer, dès les premières semaines de l’invasion, les Russes sur des lignes de résistance (abandon du siège de Kiev et de Kharkiv).

Ensuite, la difficulté d’enfoncer ces lignes a conduit à mettre en place à l’été, une tactique de frappe dans la profondeur pour casser la logistique et les ravitaillements russes (dépôts de munitions). Ce fut le moment fort de l’artillerie ukrainienne aidée par les Himars (États-Unis), Caesar et LRU (France) capables de frapper au-delà de 45 km et par des dizaines d’autres obusiers de divers pays européens. À ces capacités de feu s’est ajoutée la livraison de chars, hérités du Pacte de Varsovie, détenus par les pays de l’Est. Cet affaiblissement du maillage russe, cet apport de mobilité blindée et une révision des plans opératifs ukrainiens ont permis les deux grandes offensives d’automne (Kherson et sud de Kharkiv).

En réaction la Russie a consolidé ses positions sur ses lignes de repli aux confins du Donbass et a entamé une violente campagne de frappe contre les infrastructures et les villes. Ces bombardements ont mis en avant le besoin en défenses anti-aériennes (livraison de divers systèmes portables et de radars et batteries anti-aériennes de moyenne portée type Patriot – États-Unis ; Crotale – France ; Gepard et Iris-T SLM – Allemagne ; etc.).

Avec l’hiver, commence une guerre de position ponctuée de tentatives coûteuses de percées de part et d’autre et la préparation d’offensives que chacun espère décisives pour le printemps et l’été.

La Russie veut y affecter les contingents mobilisés à l’automne et ses réserves de blindés, notamment le moderne T-90M, malgré la perte de plus de 800 chars sur 2500 en ligne et encore à remettre en condition. Les pertes ukrainiennes, environ 450 ont bien entamé le potentiel initial (850 au maximum) dont le restant demande aussi des remises en condition.

Les opérations à venir seront confiées aux unités blindées-mécanisées : côté russe pour relancer les offensives et s’emparer de la totalité de l’oblast de Donetsk (Sloviansk et Kramatorsk) ; côté ukrainien pour contenir les offensives russes et libérer tous les territoires, en commençant vraisemblablement par un coup de hache en direction de Melitopol pour couper les communications terrestres russes puis foncer vers la Crimée.

Pour cette offensive ukrainienne, deux types de blindés seront nécessaires : les véhicules transports de troupes (VTT) équipés d’armements légers (canons de 20 à 30 mm au maximum) pour acheminer les fantassins, à l’abri des tirs, au plus près de positions ennemies à conquérir ; les chars de combat pour protéger la progression des VTT et appuyer l’assaut d’infanterie par des tirs directs de canons de gros calibres. Bien sûr le rôle de l’artillerie (avec drones et aviation) pour écraser sous les tirs les positions ennemies et les axes de ravitaillement et de repli des forces attaquées est capital. Ce qui explique que près de 200 canons aient été donnés aux Ukrainiens.

Les Occidentaux n’ont pas de difficultés pour livrer les transports de troupes blindés (VAB (France) ; 200 Senator (Canada) ; 50 CV-90 (Suède) ; 50 M2 Bradleys, 40 Marder voire une centaine de Stryker (États-Unis) ; etc. Si leurs capacités de destruction sont relativement faibles, ils protègent les précieux soldats. Mais il n’y a pas de réponse positive pour la livraison des chars de combat. L’initiative française sur les blindés AMX-10 RC n’a pas réellement enclenché le mouvement. Ce véhicule de combat aux capacités non négligeables (canon de 105 mm) et répertorié comme un char de combat selon le Traité sur les forces conventionnelles en Europe, est peut-être considéré comme moins létal qu’un char de combat au canon de 120 mm, mais il reste un outil puissant.

L’Ukraine demande 250 chars, de quoi reconstituer plusieurs brigades pour relancer l’offensive (en fait plus que le parc de l’armée de terre française), ce qui est un minimum pour affronter la Russie même affaiblie. Les Américains refusant de donner des M1 Abrams, reste dans le parc occidental : 200 Leclerc (France) ; 200 Challenger (Royaume-Uni) et 2000 Léopard (Allemagne et 13 autres pays de l’OTAN et UE). Le Royaume-Uni donne 14 Challenger et ce sont les pays possesseurs du Léopard (Pologne ; Finlande ; Norvège) qui poussent l’Allemagne, seule autorisée selon les accords de vente à autoriser l’exportation. Au-delà de cette condition politique, le choix du Léopard est intéressant parce que la ressource est importante et, même si les dons par pays sont faibles, l’interopérabilité dans les munitions, les pièces de rechange, les outillages de maintien en condition et la formation des équipages permet à l’arrivée en Ukraine de constituer des unités de combat et de soutien cohérentes.

En effet, dans tous les domaines, depuis 2022, les livraisons ont été multiples, en quantité pas réellement significative et ont donc généré une multitude de charges en stages de formation, en chaines de soutien et d’approvisionnement, en tactiques de mise en œuvre nuisibles à l’optimisation de l’emploi des systèmes d’armes donnés. Cependant, ayons à l’esprit que sans ces multiples envois, l’armée ukrainienne serait aujourd’hui bien démunie. Elle tient grâce à eux, mais ce ne sont pas à ce jour ce qui permet de faire la différence ni de pousser plus avant après les offensives de l’automne 2022.

La question de la livraison de chars de combat est donc la quintessence des problématiques politiques, psychologique et opérationnelle.

Politique et psychologique parce qu’elle met en tension le gouvernement allemand tiraillé entre des oppositions internes, les pressions extérieures et la crainte de se distinguer comme cobelligérant. Et conduit à des critiques virulentes entre alliés de l’OTAN et de l’UE. En effet même si les Occidentaux ont mis en place de nombreuses actions contre les Russes qui s’apparentent à une guerre hybride (sanctions multiples et embargo contre la Russie ; soutiens conséquents à l’Ukraine), ils ont toujours veillé à rester en deçà de ce qu’ils pensent être le seuil de belligérance, c’est-à-dire un engagement militaire sur-le-champ de bataille (refus de zone d’interdiction aérienne) ou ont été longtemps réticents à la livraison de matériel de combat majeur (refus de livrer des avions de combat). Et le char semble être perçu comme l’alter ego de l’avion pour le combat terrestre.

Sur cette question des chars de combat, la position russe est ambiguë : d’un côté Poutine prétend que ces livraisons ne changeraient rien à la situation de l’Ukraine, de l’autre côté il affirme que la livraison de chars constituerait une ligne rouge qui entrainerait une riposte importante.

Sur le premier point, force est de constater que sans un renforcement significatif, et pour les chars d’au moins 200, la valorisation de l’armée ukrainienne serait insuffisante pour reprendre l’initiative. Ayons aussi à l’esprit que, une fois la décision prise, le rassemblement et l’acheminement de ces chars prendront plusieurs mois (l’envoi des deux sous-groupements français blindés et mécanisés français en Pologne début 2022 a pris presque un mois et mobilisé plusieurs trains de 1000 m de long). Ils ne permettront pas une relance avant l’été. Poutine pense peut-être pouvoir être plus rapide dans la reconstitution de sa force de combat avec les nouveaux mobilisés et les matériels envoyés en renfort et reprendre l’offensive avec la supériorité.

Sur le second point, le droit des conflits armés et le droit international ne définissent pas clairement la notion de belligérance ou cobelligérance, mais « Le fait de financer, équiper, par le biais de fourniture d’armements par exemple, renseigner ou entraîner d’autres forces armées que les siennes ; n’est pas de nature à permettre de considérer qu’un État puisse recevoir la qualification de « partie à un conflit armé » international, et donc de « cobelligérant » au sens du droit des conflits armés. ».  Certes, mais on observe que Vladimir Poutine, ne tient pas compte du droit et décide lui-même de ses lignes rouges et de ses réactions (voir la décision illégale d’entrée en guerre puis la campagne aérienne sur des infrastructures civiles avec dommages collatéraux, après les offensives ukrainiennes d’octobre). Ses décisions sont difficiles à anticiper, ce qui explique la nécessité pour les Occidentaux d’envisager toutes les réactions qu’il leur faudrait avoir à conduire face à une violente riposte russe avant de prendre leur décision.

 
Sur la même thématique