ANALYSES

Rencontres de haut niveau entre la Turquie et la Syrie : quelles significations, quelles conséquences ?

Interview
6 janvier 2023
Le point de vue de Didier Billion


 

Le 28 décembre dernier, les ministres turc et syrien de la Défense se sont entretenus lors d’une réunion à Moscou avec leur homologue russe, une première rencontre officielle à ce niveau entre Ankara et Damas depuis le début de la guerre en Syrie. Comment ont évolué les relations entre les deux pays depuis ? Pourrait-elle être le prélude à une normalisation des relations entre la Turquie et la Syrie ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Mercredi 28 décembre, les ministres turc et syrien de la Défense se sont rencontrés en présence de leur homologue russe, pour les premiers pourparlers officiels de haut niveau entre Ankara et Damas depuis la rupture diplomatique entre les deux pays en 2012. Quelle est la genèse de cette rupture diplomatique ?

Il faut tout d’abord préciser que cette rencontre entre les ministres de la Défense turc et syrien sous l’égide du ministre russe de la Défense, marque la poursuite, l’approfondissement et l’officialisation au plus haut niveau de prises de contacts, de pourparlers et de négociations qui existent depuis près de trois ans entre les responsables des services de renseignement turcs et syriens. Hakan Fidan, le responsable des services de renseignement turcs, le MIT, s’est rendu à plusieurs reprises à Damas et, visiblement, son homologue est lui-même venu à Ankara. Cette rencontre du 28 décembre marque une nouvelle étape incontestablement importante puisqu’il y avait eu rupture des relations entre les deux pays au début du processus révolutionnaire en Syrie, en 2011.

Dans la période précédant cette rupture, à partir de 2004-2005, les relations entre la Turquie et la Syrie s’étaient considérablement fluidifiées avec de nombreuses visites réciproques accompagnées de multiples accords économiques et politiques. Ce rapprochement entre Ankara et Damas a même culminé avec la tenue d’un conseil des ministres commun. Au début du mouvement de contestation qui s’est cristallisé en Syrie, à partir du début de l’année 2011, les autorités turques ont dans un premier temps tenté d’infléchir les positions de Bachar el-Assad avec de nombreuses navettes entre Ankara et Damas. Des ministres turcs se sont ainsi rendus à Damas pour tenter de convaincre Bachar el-Assad de limiter la répression et de procéder à des réformes exigées par le mouvement de contestation. À chaque fois, Bachar el-Assad faisait de grandes promesses. Mais sitôt ces émissaires repartis en Turquie, le dirigeant syrien continuait son œuvre de répression de plus en plus violente, si bien que les responsables turcs ont radicalement modifié leur approche.

Au cours de l’été 2011, la Turquie a opéré un virage dans son approche du conflit syrien, et n’a dès lors plus cherché à convaincre le président syrien, considérant toutes tentatives vaines, mais a soutenu l’opposition syrienne qui commençait à s’organiser et à se structurer. La première réunion publique d’importance de cette opposition, fut le congrès fondateur du Conseil national syrien, organisé à Istanbul en octobre 2011. À partir de ce moment, la Turquie a rompu ses liens avec les autorités syriennes et a mis tout en œuvre pour tenter de faire chuter le régime de Bachar el-Assad. Erdogan ne cessait de répéter que le régime du président syrien n’en avait plus que pour quelques semaines à résister, ce que deux ministres français des Affaires étrangères successifs – en l’occurrence Alain Juppé et Laurent Fabius – avaient déclaré sensiblement dans les mêmes termes. Bachar el-Assad est toujours au pouvoir en ce début d’année 2023 et on peut considérer qu’il a gagné la guerre même s’il n’a bien sûr pas remporté la bataille de la paix.

À partir de 2016, considérant que les principaux États qui étaient mobilisés contre le régime de Bachar el-Assad, notamment la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, commençaient à comprendre que la guerre serait gagnée par Bachar el-Assad et que la Turquie était la seule à continuer à vouloir la chute de ce dernier et à soutenir activement les différentes oppositions – en ayant même eu quelque complaisance à l’égard de certains groupes djihadistes – les dirigeants turcs, craignant de s’isoler, ont de nouveau changé de cap. L’autre facteur déterminant pour Ankara était la zone autonome tenue par les groupes nationalistes kurdes qui contrôlaient une région importante du nord de la Syrie, nommée le Rojava. L’autonomie de cette zone inquiétait beaucoup les responsables turcs puisqu’elle était susceptible, considéraient-ils, de faire germer des idées dangereuses aux Kurdes de Turquie. La priorité est donc donnée à la lutte contre les positions tenues par les groupes nationalistes kurdes de Syrie, dont la proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) était avérée, et non plus à la lutte pour abattre Bachar el-Assad. En ce sens, l’intégration de la Turquie au sein du groupe d’Astana en compagnie de la Russie et de l’Iran au début de l’année 2017 donnait un nouveau poids à la Turquie pour agir sur les scénarios de sortie de guerre en Syrie.

La réunion des ministres de la Défense turc et syrien est incontestablement la dernière étape en date de ces différents évolutions et revirements. Elle peut être porteuse de rapprochement encore plus important entre les deux pays.

Selon un communiqué turc, les pourparlers ont porté sur la lutte contre le terrorisme. Alors qu’Ankara menace de lancer une offensive terrestre contre des groupes kurdes syriens, quelles pourraient être les conséquences de cette rencontre sur la situation des Kurdes en Syrie ?

C’est une très mauvaise nouvelle pour les organisations nationalistes kurdes, mais aussi pour toutes les oppositions en général. La qualification de « terrorisme » utilisée par les autorités turques comme par les autorités syriennes – même si derrière ce vocable elles ne mettent pas toujours les mêmes éléments – fait en l’occurrence référence aux Forces démocratiques syriennes (FDS). Cet ennemi commun regroupe l’essentiel de l’opposition armée – du moins de ce qu’il en reste – non-djihadiste. Les FDS sont structurées, organisées et dirigées par les milices du Parti de l’union démocratique (PYD) qui est en réalité la branche syrienne du PKK. Elles contrôlent une partie du Nord-Est syrien, dont de nombreux champs de pétrole, et sont aidées financièrement et logistiquement par les États-Unis, mais aussi un certain nombre de puissances occidentales, dont la France.

Il est envisageable, même si ce ne sont à l’heure actuelle que des supputations, qu’il puisse il y avoir des opérations militaires coordonnées entre Turcs et Syriens dans cette région. Les Syriens souhaitent récupérer le contrôle de la totalité de leur territoire et ainsi mettre un terme à l’autonomie du Rojava. Pour l’État turc, l’obsession, qui est présentée comme quasiment existentielle, est d’éradiquer tout ce qui peut ressembler de près ou de loin au PKK. Or il est indéniable que les FDS et le PYG sont liés au PKK. Nous sommes encore loin d’une action conjointe turco-syrienne, mais c’est une hypothèse qu’on ne peut exclure puisque les FDS incarnent l’ennemi commun. Rappelons cependant qu’il existe une certaine forme de duplicité de la part du régime syrien qui tout en condamnant l’existence de cette zone autonome, continue à entretenir des liens avec le PKK. Ces liens ont été établis à l’époque où, durant de nombreuses années, son chef, Abdullah Öcalan, a résidé à Damas avant de se faire expulser en 1998 puis a été arrêté par les services de renseignement turcs à Nairobi en février 1999.

Alors que de nombreux pays de la région ont normalisé leur relation avec Damas cette rencontre pourrait-elle être le prélude à une normalisation des relations entre la Turquie et la Syrie ?

Cette rencontre possède une forte charge symbolique et pourrait constituer un rapprochement effectif. Par ailleurs, il a été déclaré il y a quelques jours que la prochaine réunion de haut niveau pourrait se tenir entre les ministres des Affaires étrangères turc et syrien dans un pays tiers. Elle fait suite à nombre de contacts évoqués plus haut, mais aussi à des déclarations d’Erdogan qui avait affirmé en novembre dernier que le ressentiment n’avait pas sa place en politique et qu’il ne trouvait pas inenvisageable qu’il puisse lui-même rencontrer Bachar el-Assad. Le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglus, avait aussi laissé entendre, de façon un peu confuse, qu’une normalisation n’était pas impossible, ce qui avait fait polémique en Turquie. Quelle que soit l’exactitude de sa déclaration, il y a indéniablement au niveau des plus hautes instances de l’appareil d’État turc, une volonté de rapprochement à court terme.

Certes, il existe des intérêts communs entre les deux pays, notamment à l’égard du combat jugé nécessaire par Ankara contre les FDS déjà évoquées. Néanmoins, malgré les pourparlers et les rencontres désormais de haut niveau, Damas considère la Turquie comme une puissance occupante, un constat exact du point de vue du droit international. Depuis le déclenchement de la guerre en Syrie, il y a eu 6 interventions militaires turques dans le nord de la Syrie et la Turquie y a installé des bases militaires pour tenter de juguler les forces kurdes.

Le deuxième contentieux entre Damas et la Turquie se situe au Nord-Ouest de la Syrie, dans la province d’Idlib, où se trouve concentrée l’opposition islamiste et djihadiste restante, même si elle demeure très affaiblie. Or, la région d’Idlib est contrôlée par Ankara qui possède encore des liens étroits avec ces groupes. Sur ce dossier Damas montre également son mécontentement.

Le troisième différend, qui n’est pas des moindres, est la question des réfugiés. On dénombre 3 700 000 réfugiés syriens en Turquie et Erdogan a déclaré à plusieurs reprises qu’il voulait les reconduire en Syrie. C’est ce qui justifie selon lui les opérations militaires. Le président turc souhaite en effet établir une bande de sécurité d’une trentaine de kilomètres de profondeur le long de la frontière turco-syrienne qui s’étend sur 928 kilomètres. Ces déclarations sont avant tout rhétoriques puisqu’une très large partie de ces réfugiés ne désirent guère retourner dans leur pays d’origine. Par ailleurs, la plupart de ces réfugiés sont en effet des sunnites et le dirigeant syrien, toujours obsédé par les équilibres communautaires qui touchent son pays – les déséquilibres communautaires en l’occurrence – ne tient pas non plus à ce retour. Il s’agit d’un enjeu considérable, d’autant que la Turquie entre en pleine campagne électorale et que la question des réfugiés en devient un des enjeux. L’opposition souhaite que ces réfugiés soient renvoyés dans les meilleurs délais et Erdogan doit tenir compte du ressentiment d’une partie de l’opinion publique à l’encontre de ces derniers, notamment depuis que la crise économique a éclaté en Turquie.

Finalement, même si ces contacts de niveau ministériel désormais marquent une convergence et une volonté de rapprochement voire peut-être d’accords de normalisation dans le court ou le moyen terme, il y a néanmoins persistance de nombreux sujets de divergences qui sont d’une importance considérable tant à l’égard de la caractérisation de force occupante par Damas à l’égard de la Turquie, que la situation d’Idlib ou enfin que la question des réfugiés.

 
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