ANALYSES

« La France a toujours été considérée comme étant sur une ligne exigeante vis-à-vis de Téhéran »

Presse
3 janvier 2023
Interview de David Rigoulet-Roze - Al Ain


Un séisme politique frappe l’Iran ces derniers mois pour plusieurs raisons, mais quelle en est la véritable cause selon vous ?

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres est la mort tragique, dans des circonstances plus que troubles, de la jeune Mahsa (Jina, surnom kurde) Amini, le 16 septembre dernier après avoir été arrêtée et manifestement malmenée par la « police des mœurs » – (Gasht-e Ershad, signifiant « patrouilles d’orientation » en persan) mise en place en 2005 -, pour le port non conforme du voile.

Un mouvement de contestation sur le port obligatoire du voile (hijab) initié par la jeunesse féminine a alors débuté, rapidement rejoint par la jeunesse masculine.

Or cette réglementation sur le voile, devenu obligatoire en 1983, constitue l’un des fondements essentiels du régime iranien. Au fil des manifestations, la revendication a donc logiquement dévié sur la remise en cause de l’ensemble des fondements mêmes de la République islamique sinon son renversement pur et simple en invalidant la légitimité du principe qui la fonde, à savoir le Velayat e-Faqih (« jurisprudence du docte ») incarnée par le « Guide suprême » et qui établit la primauté du religieux sur le politique. C’est sans précédent par rapport aux mouvements qui avaient pu se produire auparavant dans la mesure où ce mouvement constitue une véritable onde de choc sociétale et sanctionne l’épuisement historico-politique du système (nezam) de l’Iran – qui n’a d’ailleurs de république que le nom – en place depuis quatre décennies.

Quel enjeux géopolitiques pour l’Iran aujourd’hui ?

Les enjeux géopolitiques pour l’Iran résident dans la pérennisation de son influence régionale via ses proxys, qu’il s’agisse du Hezbollah libanais ou du Hamas palestinien, ou encore des milices Hach al-Chaabi (« Unités de mobilisation populaire ») pro-iraniennes en Irak, voire de la milice houthie au Yémen.

Et ce, alors que le régime se trouve en difficulté sur le plan interne et que la population qui subit les conséquences dramatiques des sanctions économiques frappant le pays, reproche depuis longtemps aux autorités de dilapider l’argent au profit d’acteurs extérieurs plutôt que de son propre peuple. « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ! », scandaient déjà les manifestants, en novembre 2019, lors du mouvement de contestation contre la hausse du prix de l’essence.

Ce dualisme interne-externe joue également d’une autre manière notamment avec le mouvement de contestation actuel puisque la répression est particulièrement féroce dans les périphéries ethno-confessionnelles du pays, qu’il s’agisse du Kurdistan iranien dont était précisément originaire Mahsa (Jina) Amini, ou du Sistan-Baloutchistan sunnite.

La répression y est d’autant plus forte, puisque les Pasdarans (« Gardiens de la révolution ») qui y sont en charge de cette répression tirent à l’arme lourde sur les manifestants, que le pouvoir central tente de légitimer la thèse « complotiste » d’une ingérence extérieure dans ce qui est présenté comme une tentative de déstabilisation de l’Iran par les « ennemis » de l’extérieur qualifiées selon les termes consacrés de « puissances de l’arrogance » (istikbar), pour désigner les puissances occidentales en général et les Etats-Unis en particulier.

Les Occidentaux ne cessent d’afficher leur rejet de tout ce qui émane de l’Iran, contrairement à la France à laquelle on reproche une certaine souplesse avec le régime iranien, qu’en pensez-vous ?

La situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Il fut un temps, notamment durant le mandat de Donald Trump, où il y avait une divergence de fond dans l’approche de la problématique iranienne entre les deux rives de l’Atlantique, entre une Administration américaine qui refusait toute forme d’indulgence envers Téhéran, ce qui avait d’ailleurs conduit à la remise en cause par le président Donald Trump en mai 2018 du JCPoA – l’accord sur le nucléaire iranien signé par son prédécesseur Barack Obama le 14 juillet 2015 -, désormais hypothéqué par le rétablissement de sanctions maximales et les Européens Etats-Parties dudit accord (la troïka de Londres, Paris et Berlin) qui cherchaient par tous les moyens à préserver cet acquis diplomatique, aussi imparfait fût-il.

Le changement d’Administration avec l’arrivée du président Joe Biden, soucieux de restaurer l’accord avait favorisé une nouvelle convergence de vues entre l’ensemble des Occidentaux. Vainement à ce jour essentiellement désormais du fait de la partie iranienne. Paradoxalement, la France a toujours plutôt été considérée comme étant sur une ligne exigeante vis-à-vis de Téhéran.

Il n’est pas anodin de rappeler que l’instauration du principe inédit du snapback – mécanisme de rétablissement automatique des sanctions en cas d’infraction avérée de l’Iran à ses obligations prévues par le JCPoA – était à porter crédit de la France, ce que n’avait du reste pas cessé de stigmatiser Téhéran.

Y’aura-t-il un nouvel accord nucléaire ?

Le JCPoA semble devenu caduc même s’il est difficile pour les parties en présence de le reconnaître officiellement.

Le président américain Joe Biden a ainsi déclaré de manière presque inopinée, dans la cadre d’un meeting de campagne des Midterms début novembre 2022 en Californie, lors duquel il était venu soutenir un candidat à la Chambre des représentants : « Il est mort mais nous ne l’annoncerons pas. C’est une longue histoire», répond le président américain à une iranienne le questionnant sur le sujet.

« Nous ne voulons pas d’accord avec les mollahs. (…) Ils ne nous représentent pas », poursuit son interlocutrice. « Je sais qu’ils ne vous représentent pas. Mais ils vont avoir une arme nucléaire », répondit lapidairement Joe Biden, connu pour sa propension à s’écarter des éléments de langage officiels, en particulier lors d’échanges informels.

De fait, en réponse à la décision unilatérale du président Donald Trump de dénoncer le JCPoA en mai 2018, Téhéran s’est affranchi par étapes depuis mai 2019 de toutes ses obligations induites par l’accord signé le 14 juillet 2015.

L’Iran s’est engagée dans la poursuite à marche forcée de l’enrichissement de l’uranium pour atteindre le seuil de 60 % proche des 90 % nécessaire à sa militarisation.

L’Iran est d’ores-et-déjà une « puissance de seuil ». Sur le plan technique, rien n’empêche aujourd’hui l’Iran de devenir une puissance « dotée » selon le vocabulaire consacrée, même si la décision politique de l’élaboration, d’un engin nucléaire n’a pas encore été prise selon Kamal Kharrazi, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel chef du Conseil stratégique iranien des relations étrangères qui avait déjà déclaré le 17 juillet 2022 sur Al-Jazeera : « Ce n’est un secret pour personne: nous avons les capacités techniques pour fabriquer une bombe nucléaire, mais nous n’avons pris aucune décision dans ce sens ». L’heure est aujourd’hui plutôt à la réflexion sur un « plan B » dont on ne connaît pas ni les tenants ni les aboutissants.

D’après vous, l’Iran va sortir de cette crise qui ravage son front interne ?

Personne ne peut présager de ce qu’il va se passer. Même s’il est condamné à terme, le régime iranien est déstabilisé comme il ne l’a jamais été par le mouvement de contestation à l’œuvre, lequel prend la forme d’un processus révolutionnaire, même s’il n’est pas encore une révolution à proprement parler dans la mesure où il n’y a pas de manifestations de masse mais plutôt une succession de manifestations disparates, diffuses, mais récurrentes et qui ne faiblissent pas, ainsi que des formes de contestation protéiformes depuis les toits des maisons ou des immeubles à la nuit tombée ou des grèves sporadiques dans divers secteurs de l’économie du pays.

C’est un mouvement sociétal multiforme de type horizontal, propre à la « génération Z » familière des réseaux sociaux, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse car il n’y a pas de leader attitré et donc de « tête à couper » pour le pouvoir contesté, mais en contrepoint pas non plus d’expression politique qui serait susceptible de le structurer.

Le régime a encore des ressources pour se maintenir car, après avoir été dans un premier temps ébranlé, par la forme inédite de cette contestation, il parie désormais sur l’épuisement du mouvement en instrumentalisant délibérément le danger centrifuge des périphéries du pays pour dissuader la population dans son ensemble d’apporter son soutien à la déstabilisation du régime.

Il s’agit donc d’une sorte de « guerre d’usure » entre deux déterminations intactes aux attendus incertains à court ou moyen terme, même si le résultat final ne fait guère de doute.

Les médias parlent de violation des droits de l’Homme de manière excessive par Téhéran, est-ce vrai ou il s’agit juste d’une propagande amplifiée par les Occidentaux ?

La violation des droits de l’Homme est avérée et ne souffre aucune contestation possible compte tenu du record de condamnations à mort puisqu’au moins 504 Iraniens condamnés à la peine capitale ont été exécutés depuis le début de l’année, soit un nombre en hausse de 51 % sur un an et un record depuis cinq ans selon Iran Human Rights (IHR).

L’Iran détient le record des condamnations à mort juste derrière la Chine. Par ailleurs, le traitement de la condition féminine est au cœur de ce qui à été à l’origine du mouvement de contestation actuel dont la mort tragique le 16 septembre dernier de la jeune Mahsa Amini pour port non-conforme du voile a servi de catalyse.

Outre les sanctions occidentales adoptées du fait de la répression à l’oeuvre de la part des autorités visant spécifiquement la gente féminine, l’Iran a fait l’objet le 15 décembre 2022 d’une exclusion en bonne et due forme de la Commission de la condition de la femme de l’ONU avec 29 voix pour et huit contre, 16 pays s’étant abstenus.

L’Iran se retrouve stigmatisé au niveau de la communauté internationale et pas uniquement du fait des Occidentaux comme Téhéran essaie de le faire accroire.

Sans parler de l’arrestation arbitraire et de l’incarcération de journalistes, d’avocats – dont Mohammad Ali Kamfirouzi arrêté le 14 décembre 2022 parce qu’il défendait Elaheh Mohammadi, la reporter du webzine réformateur Ham Mihan (« Compatriote ») et de Niloufar Hamedi, la photographe du journal réformateur Shargh (« Orient »), détenues depuis septembre 2022 pour avoir contribué à rendre publique la mort en détention de la jeune Mahsa Amini et les pressions pour imposer le silence à sa famille – et de personnalités du monde des arts dont des cinéastes célèbres comme Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof ou Mostafa Al-Ahmad.

 


Propos recueillis par Al Ain.
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