18.12.2024
Mouvement de contestations en Iran : une nouvelle séquence de l’histoire de la République islamique
Tribune
6 décembre 2022
Nous assistons en Iran depuis maintenant douze semaines à un mouvement de contestation d’une ampleur inégalée et qui s’inscrit dans la durée.
Le point de départ de cette vague protestataire est la mort d’une jeune femme, Zhina-Masha Amini, après son arrestation par la police de la moralité et sa garde à vue en raison de vêtements jugés « non conformes ». Étincelle qui met le feu aux poudres et engendre un mouvement dont personne n’aurait pu prévoir l’ampleur. Ce fait déclencheur rappelle singulièrement ce qui s’est passé en Tunisie, il y a douze ans, avec l’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie qui généra une agitation d’une extraordinaire vitalité dans le pays puis se propagea telle une onde de choc irrépressible dans de nombreux autres États arabes. Pourquoi de tels événements tragiques mettent en branle de vastes pans des sociétés concernées reste impossible à savoir. Sauf à considérer que, comme dans tout processus de contestation sociale d’ampleur, l’ensemble des contradictions se conjuguent, s’accumulent et se cristallisent à un moment précis dans un puissant mouvement de contestation politique. Tel est le cas dans la République islamique d’Iran en ce moment. Rappelons néanmoins que ce mouvement ne surgit pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Quatre cycles de mobilisations ont ponctué la vie politique en Iran au cours des dernières années : révolte étudiante de 1999 ; mouvement Vert de contestation pendant et surtout après les élections présidentielles de juin 2009 ; rassemblements de colère de décembre 2017-janvier 2018, puis du printemps et de l’automne 2019 qui avaient des causes principalement économiques et sociales ; enfin, celui qui traverse l’Iran désormais.
Toutes les régions, de l’Iran central aux zones périphériques – Kurdistan et Baloutchistan tout particulièrement –, et la plupart des catégories sociales sont concernées et connaissent de fortes mobilisations, la contestation se déclinant désormais à l’échelle nationale. Ensuite, principalement initié par des femmes et concentré sur la question du port de voile, le mouvement a aussi rapidement mobilisé les hommes et a élargi ses revendications puisque des slogans contre le régime, contre les mollahs et contre le guide suprême, Ali Khamenei, sont désormais régulièrement scandés. Bien qu’il soit difficile de mesurer l’ampleur du phénomène, on peut par exemple visionner des vidéos dans lesquelles des clercs sont conspués, voire pris à partie dans les rues.
Le mouvement qui traverse le pays aujourd’hui est d’une nature différente que les précédents. Comme de coutume avec les régimes autoritaires, la responsabilité de la situation est attribuée, selon le gouvernement, à un complot ourdi par des puissances étrangères. La réalité est beaucoup plus prosaïque. Les femmes qui retirent leur voile publiquement, et pour certaines d’entre elles coupent leurs cheveux, témoignent d’une hostilité absolue au régime qui dirige le pays depuis 43 ans. Elles manifestent cette opposition radicale entre les aspirations émancipatrices d’une partie de la société et les différentes composantes du pouvoir arc-bouté sur ses privilèges et ses prérogatives qui se refuse à quelque réforme que ce soit.
Le mot d’ordre unificateur initial « Femme, vie, liberté » exprime on ne peut plus clairement la volonté de fractions significatives de la population de vivre selon des normes librement choisies, et non plus imposées, le refus d’un ordre moral régressif et réactionnaire et donc l’incompatibilité de ces aspirations avec le conservatisme le plus obtus des conservateurs au pouvoir qui, notamment depuis les élections législatives de 2020 et présidentielle de 2021, dominent la vie politique et les institutions iraniennes. En un mot, une partie de la société revendique l’autonomie dans sa vie quotidienne et exige de se libérer de l’action coercitive de l’État.
Pour comprendre ces aspirations, il faut saisir les profondes évolutions du pays et de la société iranienne depuis l’instauration de la République islamique en 1979, en partie d’ailleurs en raison des politiques mises en place par les dirigeants iraniens eux-mêmes, ce qui ne constitue pas le moindre des paradoxes. Ainsi, le taux de fécondité – nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer – a chuté de 6,4 en 1986 à 1,7 en 2019 ; le taux d’alphabétisation des femmes en âge de procréer, de 15 à 49 ans, est passé de 28 % en 1976 à 92,7 % en 2016 ; dans la même tranche d’âge, seulement 8,7 % et 1,5 % avaient respectivement terminé leurs études dans le secondaire et suivi des études universitaires en 1976, quarante ans plus tard 37,6 % avaient terminé leurs études secondaires et 28,9 % obtenu un diplôme universitaire. Ces phénomènes structurels se produisent dans un pays ou, en outre, 60 % de la population a moins de 35 ans et n’a donc pas connu la révolution[1]. On comprend alors mieux la détermination de celles et ceux qui, bravant tous les dangers, manifestent sans relâche : la société s’est radicalement transformée et ne supporte plus les valeurs et les principes institués par la révolution de 1979.
Dans ce type de situation, les deux branches de l’alternative sont claires et ne laissent malheureusement pas entrevoir de nombreux scénarios alternatifs. Soit le pouvoir accepte d’accéder à quelques revendications, mais alors, si nous considérons que celles-ci touchent au logiciel idéologique du régime, ce dernier se déconsidère et surtout ouvre un immense appel d’air à d’autres revendications. Soit le pouvoir refuse de céder à quelque compromis que ce soit, c’est la voie qu’il a choisie à ce stade, ce qui lui permettra potentiellement de se maintenir encore au pouvoir mais laissera des cicatrices douloureuses et annonciatrices de futures mobilisations. L’annonce, le 3 décembre, de l’abolition de la police des mœurs ne doit pas faire illusion. Non seulement le port du voile reste obligatoire dans les lieux publics en Iran, mais, de plus, cette décision ne concerne que le ministère de l’Intérieur qui avait créé cette police spécialisée. Le procureur général, Mohammad Jafar Montazeri, a bien pris soin de préciser que ladite police des mœurs n’avait rien à voir avec le pouvoir judiciaire et que ce dernier continuait à surveiller les comportements sociaux.
Il faut savoir résister aux schématismes et aux espoirs irraisonnés. Le pouvoir ayant recours à une brutalité inouïe – le chiffre de 450 morts est évoqué ainsi que des milliers d’arrestations – ne tombera pas. Il possède des instruments de contrôle, de renseignement et de répression redoutables : bassidjis et corps des Gardiens de la révolution, les Pasdaran, qui ont visiblement carte blanche pour briser le mouvement en dépit d’hypothétiques divergences en leur sein, voire avec les forces armées conventionnelles. Quelques informations filtrent en effet sur des différences d’appréciation quant à la politique à mettre en œuvre et sur les dangers du tout répressif, il n’empêche qu’à ce jour ce sont les partisans de la ligne dure qui prennent les décisions.
Par ailleurs, ce mouvement, dont les acteurs font preuve d’un courage exemplaire, possède les mêmes limites que celles rencontrées lors des mouvements de contestation dans les mondes arabes en 2011 et au cours des années suivantes : l’absence d’un projet politique alternatif et d’un instrument organisé pour tenter de le mettre en œuvre. Cette limite est à ce stade rédhibitoire. Pour reprendre une célèbre image, tout mouvement de contestation sociale est telle la vapeur d’eau qui si elle n’est pas canalisée par un tube ne possède aucune force propulsive et voit son énergie s’évaporer. Tel est bien le défi qui se pose à celles et ceux qui descendent dans la rue jour après jour. Par manque d’avancées tangibles et de satisfaction de la moindre revendication, le mouvement, bien que possédant une impressionnante vigueur, risque de s’essouffler et de s’étioler, d’autant que la répression fait son œuvre mortifère.
Ne sous-estimons pas enfin qu’une partie de la population reste pétrie de valeurs traditionnelles[2] et prête une oreille attentive aux thèses complotistes propagées par le régime. En outre, beaucoup considèrent en Iran que le danger principal réside toujours dans le risque d’une agression extérieure, préoccupés par le piétinement des négociations sur le nucléaire et les menaces que constituent le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou en Israël, et continue à soutenir tacitement le régime.
Décidément, dans ce pays où est né le manichéisme, rien ne nous permet de céder aux raisonnements binaires et il faut saisir les infinies complexités d’une société iranienne en mouvement et traversée par de multiples contradictions, mais où rien ne sera plus désormais comme avant.
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[1] Ces chiffres sont tirés du livre de Thierry Coville, L’Iran, une puissance en mouvement, Paris, Eyrolles, 2022.
[2] On ne peut que conseiller à ce propos le film Les nuits de Mashhad de Ali Abbasi.