19.12.2024
Quand le wokisme s’invite en géopolitique
Correspondances new-yorkaises
8 novembre 2022
Tout d’abord, soyons clairs, je pourrais sans aucun doute être qualifié – ou traité – de woke comme on dit ici aux States puisque j’adhère sans complexe à plusieurs théories associées au wokisme.
Bien sûr que les excès de ce mouvement – tant est que l’on puisse appeler le wokisme un mouvement – m’agacent, et cela souvent au plus haut point. Mais comment peut-on ne pas se réjouir d’être un tant soit peu woke/éveillé, état intérieur qui est défini par Wikipedia comme « être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité des races » ?
Oui, je n’ai pas honte de le dire, la vague woke a aidé l’essayiste franco-américain de cinquante ans que je suis à ouvrir les yeux sur de nombreux sujets : le privilège blanc qui est une réalité quotidienne aux États-Unis ; l’inégalité femmes-hommes qui persiste non seulement dans le domaine professionnel, mais aussi trop souvent dans les couples d’aujourd’hui ; le comportement déplacé que nous autres « mâles » pouvons avoir – ou avoir eu – sans nous en rendre compte avec la gente féminine, etc.
J’ai donc du mal à comprendre – et je ne suis pas le seul de mon côté de l’Atlantique – le pourquoi du rejet viscéral qu’inspire le wokisme à une grande partie du milieu intellectuel français.
Celui-ci, notamment par la voix de ceux que l’on a jadis appelés « les nouveaux philosophes », semble se complaire à moquer et à caricaturer à l’extrême toute proposition woke – ce qui n’est malheureusement pas difficile vu comment trop souvent celles-ci sont présentées à l’opinion.
Pourtant, si l’on y réfléchit posément, même certaines des idées wokes considérées par l’intelligentsia comme parmi les plus farfelues peuvent mériter attention.
Prenons la question de la participation de femmes transgenres au concours de Miss France, question qui a fait couler beaucoup d’encre et qui divise toujours malgré l’arrivée en seconde place d’Andréa Furet à l’élection Miss Paris en juin dernier. Si nous partons du principe que le genre est une construction, nous admettons donc que celui-ci n’est pas dépendant du sexe biologique de naissance. Il est donc logique que toute personne personnifiant au mieux les attributs culturels du genre féminin puisse être élue Miss France où Miss America. Et cela, indépendamment de son sexe de naissance – en revanche, la participation de femmes transgenres à des compétitions sportives féminines est un autre débat que les spécialistes ont encore à trancher. Le sexe biologique d’origine influant le plus souvent sur la masse musculaire des personnes, les candidates nées femmes pourraient être défavorisées en faveur de celles nées avec des organes génitaux masculins.
Bref, tout cela pour dire que même si parfois les excès du wokisme peuvent être exaspérants, il ne s’agit pas d’une idéologie et encore moins d’une religion comme certains ont pu le prétendre en comparant un peu vite des personnes militant avant tout pour plus de justice avec des fanatiques religieux, voire avec des fascistes.
Bien évidemment que certains de ces militants vont trop loin, surtout ici aux États-Unis, faisant parfois preuve d’arrogance, si ce n’est d’agressivité. Bien sûr que plusieurs « influenceurs » de la vague woke profitent de l’occasion pour tirer la couverture à eux ou attirer l’attention sur leur communauté au détriment des autres et de la cohésion nationale des pays dont ils sont citoyens.
Sans parler d’individus qui profitent du wokisme pour faire fonctionner leur petite boutique, de certains lobbies anti-racistes américains qui se sont jetés dans la brèche afin de renflouer leurs fonds et de l’imbuvable, car tellement hypocrite, capitalisme woke des grandes marques et des GAFAM qui, par sa surenchère permanente, dessert la cause et alimente la réaction conservatrice.
Mais toutes les révolutions, car c’est bien d’une sorte de révolution dont il s’agit ici, qu’elles soient politiques ou sociétales, ont produit dans un premier temps de nombreux excès. Rappelons-nous de la révolution sexuelle qui n’est pas si éloignée, dont les excès ont fini par s’estomper.
Les intellectuels français opposés dans une approche monolithique au wokisme devraient s’en souvenir et se féliciter que la civilisation occidentale puisse encore, en s’inspirant entre autres des théories de Foucault, Deleuze ou Derrida, générer une vague progressiste d’une telle ampleur. Vague dont l’importance n’est pas, toute proportion gardée – et encore ! -, sans rappeler celle des idées neuves au siècle des Lumières. La preuve en est la place que le wokisme occupe aujourd’hui sur la scène géopolitique.
En effet, ce ne sont pas les partis conservateurs traditionnels de nos contrées qui ferraillent le plus férocement contre celui-ci, mais bien les régimes autoritaires russes et chinois ainsi que leurs « coreligionnaires » en autoritarisme à travers le monde.
Vladimir Poutine pour qui « le wokisme est une maladie infantile de la modernité » et qui aime à présenter la Russie comme la dernière grande puissance conservatrice garante des valeurs morales, n’a-t-il pas encore déclaré très récemment qu’au-delà de l’Ukraine, c’était « l’Occident décadent et ses idées contre nature » que son pays affrontait actuellement dans « une grande guerre pour la civilisation » ? Les dirigeants chinois n’ont-ils pas de leur côté assuré vouloir épargner à leur population « les fléaux de l’homosexualité et de la théorie du genre » ? Et c’est sans parler ici des islamistes radicaux et autres partisans de la charia …
Oui, le wokisme s’inscrit dans un combat civilisationnel, si ce n’est un choc des civilisations, où s’affrontent idées sociétales et visions politiques du monde. Un monde chaque jour un peu plus divisé. Divisé en quelque sorte en deux espaces virtuels : un « espace » démocratique et un « espace » réunissant régimes autoritaires, dictatures et totalitarismes avec la Russie et la Chine en fer de lance, ces deux pays proposant des systèmes alternatifs à la démocratie libérale qui semblent de plus en plus séduire.
Comme dit plus haut, les détracteurs français du wokisme, du moins ceux qui se disent encore appartenir au camp progressiste, devraient donc se réjouir que notre Occident fatigué, et peut-être presque en fin de course, puisse encore produire des idées qui font trembler les ennemis des droits et des libertés.
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et « Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.