05.11.2024
Sommet États-Unis-Pacifique : comment Washington s’efforce de reconquérir le Pacifique insulaire face à Pékin
Interview
20 octobre 2022
Le premier sommet États-Unis/Îles du Pacifique s’est tenu à Washington fin septembre 2022 avec en parallèle la publication d’une stratégie américaine spécifique pour le Pacifique, la « Pacific Partnership Strategy ». Alors que beaucoup d’États du Pacifique redoutent de devenir otages du déplacement de la rivalité de puissance sino-américaine dans la région, comment les États-Unis présentent-ils ce regain d’intérêt pour l’Océanie ? Quel est le positionnement français face à ces initiatives ? Le point avec Marianne Péron-Doise, directrice de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique de l’IRIS.
Pourquoi ce sommet États-Unis-Pacifique ?
Depuis les années 2000, la région des îles du Pacifique a souffert d’une relative négligence stratégique de la part des puissances traditionnelles, dont les États-Unis, l’Australie, mais aussi la France. La Chine en a profité pour prendre l’avantage politico-économique, créer des liens plus étroits avec les responsables des micro-États et se rapprocher des élites insulaires par le biais d’investissements généreux et de constructions de nombreuses infrastructures à Tonga, Fidji et au Vanuatu.
En mars 2022, la fuite d’informations selon lesquelles Pékin travaillait à la conclusion d’un accord de sécurité secret avec les îles Salomon a généré paniques et inquiétudes tant à Canberra qu’à Washington. Selon les termes du document, finalement signé en avril, mais dont un draft avait été publié par la presse anglo-saxonne, le gouvernement salomonais accorderait des facilités logistiques au profit d’unités navales chinoises et permettrait à Pékin d’envoyer des forces de police et de sécurité sur l’île afin d’y assurer la sécurité intérieure en cas de trouble. Il est vrai que le tropisme pro-chinois du Premier ministre salomonais et sa rupture avec Taïwan, pourtant partenaire de longue date, avait suscité de graves émeutes fin 2021, la population s’en prenant aux commerces chinois. Or l’archipel occupe une position stratégique majeure pour le trafic maritime entre le Pacifique et l’océan Indien, comme cela s’est d’ailleurs vérifié pendant la guerre du Pacifique.
Si la présence croissante de la Chine dans la région motive ce réinvestissement, Washington est conscient que ses efforts ont peu de chances d’être positivement accueillis s’ils ne répondent pas aux préoccupations de la communauté insulaire. Celle-ci est très concernée par la lutte contre le changement climatique, la protection de ses ressources halieutiques et minérales et la promotion du développement durable qui représentent des enjeux autrement plus existentiels à ses yeux que la rivalité entre grandes puissances. La signature de l’accord AUKUS en septembre 2021, projetant l’image d’un arrangement sécuritaire secret aux implications nucléaires entre acteurs anglo-saxons au détriment de la stabilité régionale, avait été – et reste – mal perçue.
Le lancement d’une stratégie spécifique dite « Partenariat Pacifique » (Pacific Partnership) ainsi que le sommet États-Unis-Pacifique reflètent donc les efforts américains pour marquer l’importance de cette région tout en la connectant à la vision globale de l’Indo-Pacifique « libre et ouvert » porté par Washington et ses principaux partenaires australien, japonais et indien. Le document de 16 pages qui veut convaincre de la volonté marquée de l’administration Biden de soutenir le régionalisme océanien, notamment à travers le Forum des Îles du Pacifique (FIP) et en donnant la priorité aux questions d’intérêt primordial pour la région a d’ailleurs été bien accueilli. Toutefois, les annonces sur la création de davantage de postes diplomatiques dans la région et l’établissement d’une présence plus soutenue des navires garde-côtes américains pour lutter contre la pêche illégale en appui à l’Agence de pêche du FIP étaient attendues depuis longtemps.
Quelles initiatives ont été annoncées lors du sommet ?
Ce premier sommet est une initiative stratégique significative qui rejoint sur le principe les efforts antérieurs de l’administration Biden pour renforcer la coopération entre les États de l’Indo-Pacifique. On peut citer à cet effet, l’élargissement et l’opérationnalisation du QUAD vers un format QUAD plus, mais aussi le récent dialogue États–Unis-ASEAN tenu en mai 2022. S’y ajoute l’initiative dite Partenaires du Pacifique bleu, « Partners in the Blue Pacific » (PBP), un mécanisme de concertation lancé en juin dernier par le secrétaire d’État Blinken avec ses homologues d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Japon et du Royaume-Uni et qui vise à coordonner la coopération avec les États insulaires du Pacifique dans l’optique à peine dissimulée de contrebalancer les investissements chinois.
Concrètement, l’administration Biden a l’intention d’accroître sa présence diplomatique avec de nouvelles ambassades dans les îles Salomon, et possiblement à Kiribati et Tonga, de nommer un envoyé spécial auprès du FIP et de créer une nouvelle mission régionale de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) à Fidji. La liste des engagements attendus comprend la promesse d’un nouveau financement de 810 millions de dollars – y compris une demande d’aide économique de 600 millions de dollars sur 10 ans adressée au Congrès et liée au renouvellement du très coûteux Traité sur le thon du Pacifique Sud (accordant des droits de pêche aux flottes américaines), mais aussi le soutien de programmes liés à la résilience climatique, aux infrastructures, à l’éducation et à la formation des élites régionales.
Si la Chine est à peine mentionnée dans la stratégie « Partenariat Pacifique » ou dans les déclarations publiques entourant le sommet, nombre d’axes d’action annoncés – renforcement du Forum des îles du Pacifique (FIP), soutien à la sécurité maritime, construction d’infrastructures (dont les communications) et promotion de la bonne gouvernance – ont clairement Pékin à l’esprit. Au-delà, la stratégie est largement axée sur la résilience et l’adaptation au changement climatique, la santé publique et les échanges éducatifs, entre autres biens publics. Pour autant, l’administration Biden a fait le choix du pragmatisme, comprenant qu’elle sera plus efficace en répondant aux besoins des États insulaires en leur proposant des initiatives concrètes, respectueuses de leurs souverainetés et non en les sermonnant sur les dangers d’une collaboration trop étroite avec Pékin.
Il sera certainement difficile pour l’administration américaine de maintenir l’attention sur les États insulaires et de donner la suite attendue aux engagements annoncés. D’autant plus qu’elle dispose d’une faible expertise sur l’ensemble de la zone étant plutôt cantonnée au nord du Pacifique. Par ailleurs l’Asie du Sud-Est, la péninsule coréenne et le détroit de Taïwan mobilisent déjà une grande part des capacités politico-militaires américaines. Dans un environnement de ressources limitées et de priorités concurrentes, dont le soutien économique et les transferts de technologie et de matériels de guerre massifs accordés à l’Ukraine le financement sera un problème constant.
Pourquoi le renforcement du régionalisme dans le Pacifique est-il au cœur de l’approche américaine ?
La référence constante au Forum des îles du Pacifique, organe de coopération politique essentiel pour la région, et le respect marqué vis-à-vis du régionalisme océanien caractérise l’ensemble des initiatives développées par les États-Unis et ses principaux partenaires se réclamant de l’Indo-Pacifique.
Ces derniers ont retiré des leçons de l’échec de la tournée du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, lorsqu’en février 2022 celui-ci a présenté un projet d’accord multilatéral aux dirigeants des îles du Pacifique sans les avoir préalablement consultés et sans tenir compte de l’architecture politique régionale. En revanche, l’administration Biden s’est efforcée de faire preuve de déférence à l’égard de la façon de faire des États insulaires, de leur sens communautaire et de leur souci du consensus qui rappelle l’Asean Way des États d’Asie du Sud-Est. Si dans un premier temps, elle n’a invité que les 12 pays insulaires avec lesquels elle entretient des relations diplomatiques officielles, elle a vite compris la nécessité d’inviter tous les membres du FIP, y compris les territoires français de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, ainsi que les îles Cook et Niue, qui sont en libre association avec la Nouvelle-Zélande.
Enfin, les États-Unis ont pris soin d’articuler leurs initiatives autour des priorités déclarées des États insulaires et des documents de référence de la région, dont la Stratégie 2050 qui devrait être prochainement publiée et la Déclaration de Boe sur la sécurité régionale, qui a identifié le changement climatique comme la plus grande menace. Cette approche explique en partie pourquoi tous les participants au sommet États-Unis-Océanie, y compris les Îles Salomon, initialement hésitantes, ont approuvé une déclaration commune.
Quel rôle pour la France ?
La présence des présidents de la Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie au Sommet États-Unis-Pacifique pose la question du positionnement français face à ces initiatives américaines. Les deux collectivités sont membres du FIP depuis 2016, la France étant, comme les États-Unis ou la Chine, partenaire du Dialogue post-forum. Avec l’Union européenne (UE), la France constitue un acteur du développement significatif dans la zone et pourrait utilement s’appuyer sur ses territoires pour développer de nouvelles solidarités insulaires, elle qui se veut une puissance d’équilibre. Le maillage diplomatique de l’UE s’ajoutant à celui de la France, mais aussi la coordination de leurs moyens financiers et politico-militaires comme le soutien de certains grands bailleurs internationaux, la coordination des acteurs du développement, dont l’Agence française de Développement et le JICA japonais, permettraient de lutter plus efficacement pour contrer les effets du dérèglement climatique, protéger la biodiversité et l’économie bleue régionale (dont la ressource halieutique). Le programme de l’UE, « Global Gateway », dédié à la construction d’infrastructures, la connectivité et le développement durable dans le monde, constitue à cet égard une plateforme de coopération à exploiter dans la région.
À rebours des rivalités de puissance, le choix d’une approche franco-européenne peut offrir l’avantage de la neutralité et de l’équidistance aux nations insulaires qui ne veulent pas choisir entre les États-Unis ou la Chine. Ceci n’empêche par ailleurs pas une collaboration et une coordination des moyens au cas par cas entre la France et l’ensemble de ses partenaires traditionnels dans la zone.