12.11.2024
Utilisation de drones iraniens par la Russie : vers un changement de nature du conflit ukrainien ?
Interview
14 octobre 2022
Lundi 10 octobre, la Russie a lancé une série de frappes massives sur le territoire ukrainien à l’aide de drones de fabrication iranienne. Alors que certaines villes touchées étaient jusqu’ici épargnées et que de nombreux objectifs civils ont été visés, que signifie l’utilisation de ces drones par la Russie ? Quelle sera la réponse des puissances occidentales ? Le point avec Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.
La Russie a utilisé des drones iraniens pour frapper massivement le territoire ukrainien. Quels sont ces drones ? Qu’est-ce que leur utilisation veut dire des forces russes ?
Les Russes ont fait l’acquisition de drones iraniens bon marché de type Shahed 136. Transférés en Russie fin août, ils ont commencé à être utilisés en septembre, et plus massivement sur un certain nombre de villes ukrainiennes faisant suite à l’explosion du camion piégé du 8 octobre dernier qui a partiellement détruit le pont du détroit de Kertch reliant la Russie à la Crimée. Ces drones sont de type kamikaze. Le Shahed 136 est en fait un grand planeur avec une aile delta qui vole à faible vitesse avec une munition à l’extrémité du drone.
Plusieurs explications peuvent être trouvées à l’utilisation de ces drones iraniens.
En premier lieu, si les Russes ont bien des drones de surveillance, ils ont peu de drones armés. En second lieu, on constate que la Russie n’a pas utilisé son avion de combat équipé de missiles, ce qui pourrait vouloir dire que ses stocks de missiles ont diminué, qu’ils ont des difficultés à reconstituer leurs stocks rapidement et qu’ils préfèrent conserver leurs équipements restants pour des objectifs militaires plus stratégiques. L’utilisation des Shahed 136 correspond davantage à une opération de représailles après la destruction partielle du pont du détroit de Kertch destinée à terroriser la population des grandes villes ukrainiennes.
Enfin, il ne faut pas oublier que lors du discours de Vladimir Poutine où il a officialisé l’annexion de certaines régions de l’Ukraine, un de ses objectifs était de montrer qu’il n’était pas isolé et que ce sont les Occidentaux qui l’étaient. L’utilisation de drones iraniens a certainement pour objectif de démontrer qu’il a des alliés, mais aussi vise à rendre plus difficile la levée des sanctions à l’Iran et donc le retour dans le JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action, soit l’accord sur le nucléaire iranien signé entre l’Iran d’une part, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne d’autre part). C’est donc aussi un moyen de garantir que le prix de l’énergie reste élevé ce qui est favorable à la Russie et défavorable aux Occidentaux.
Où en est-on de l’utilisation des drones dans les conflits armés ?
Les drones sont de plus en plus utilisés dans les conflits. On l’a vu notamment dans le conflit du Haut-Karabakh où les Azerbaïdjanais ont utilisé des drones turcs Bayraktar TB2. Ces mêmes drones sont aujourd’hui utilisés par l’Ukraine à qui la Turquie les a fournis.
On constate également le développement de l’usage de ce que l’on appelle les « munitions rôdeuses » qui sont de tous petits drones équipés de charges militaires. On a vu ainsi se développer l’utilisation des drones Switchblade fabriqués par l’entreprise américaine Aerovironment. Ces drones, comme leur nom l’indique, rodent sur le champ de bataille et vont frapper des cibles d’opportunité qui auront été identifiées. Ces cibles sont en général faiblement protégées, ce qui veut dire que ces munitions rôdeuses ne remplacent pas les munitions de gros calibre tirées de pièces d’artillerie, les missiles antichars et sol-air de divers types qui sont utilisés de manière intensive et continue depuis sept mois, et qui font que ce conflit est un conflit de haute intensité.
Emmanuel Macron a estimé que ces frappes marquaient « un changement profond de la nature de cette guerre ». Qu’en pensez-vous ?
Ce qui a changé la nature de la guerre c’est surtout que les Russes ont frappé le 10 octobre les plus grandes villes ukrainiennes après que le pont reliant la Crimée à la Russie ait été endommagé par l’explosion d’un camion piégé. La Russie a visé des civils dans un objectif de terreur, violant ainsi ouvertement les règles du droit de la guerre qui veut que les civils ne doivent pas être les cibles visées dans les conflits. À cette occasion, l’alimentation électrique de la centrale nucléaire de Zaporija a également été touchée, mettant donc en cause une nouvelle fois la sécurité de cette centrale nucléaire. Cela constitue donc une escalade dans ce conflit.
En ce qui concerne les drones iraniens, il s’avère que la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a mis en place le JCPOA interdit à l’Iran d’exporter des missiles jusqu’en 2023. On peut arguer certes que les États-Unis ne respectent plus le JCPOA et que l’Iran est toujours sous sanctions, mais l’Iran avait jusqu’alors pour l’essentiel respecté l’accord. Ce manquement à leurs engagements a conduit le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français à mettre en garde les Iraniens.
Plusieurs pays occidentaux ont annoncé vouloir rapidement livrer des systèmes de défense anti-aérienne à l’Ukraine. Alors que certains dénoncent une France qui serait à la traîne dans la livraison d’équipements militaires à l’Ukraine, jusqu’où les puissances étrangères au conflit peuvent-elles aller sur ce terrain ?
Les systèmes de défense aérienne ont pour objet de protéger l’Ukraine et sa population face aux bombardements russes de quelque type que ce soit : missiles de croisière, missiles tirés d’avions ou de navires, bombes larguées d’avions. Ce sont des armes défensives. Tous les pays occidentaux annoncent donc la fourniture de systèmes de défense aérienne, France comprise puisque c’est ce qu’a annoncé le président de la République, Emmanuel Macron, lors de son interview à France Télévisions le 12 octobre.
La défense aérienne et la défense anti-missiles ne sont pas que les préoccupations de l’Ukraine, mais bien celles de tous les pays européens qui veulent aujourd’hui se prémunir contre une attaque majeure qui n’avait plus d’objet depuis la fin de la guerre froide. Lors de son discours de Prague le 29 août 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz avait annoncé une initiative en direction notamment des pays d’Europe centrale et du Nord, visant à mettre en place un système de défense aérienne commun couvrant la défense aérienne à courte, moyenne et longue portée. Ce projet a été rendu public le 3 octobre dans le cadre de l’OTAN sous l’intitulé Sky Shield Initiative. Il regroupe 14 pays membres de l’OTAN[1] sous leadership allemand, ainsi que la Finlande qui n’est pas encore membre de l’organisation.
Il faut noter que la France ne fait pas partie des pays qui souhaitent mettre en œuvre un tel projet. La raison vient sans doute du fait qu’il sera basé en grande partie, si ce n’est en totalité, sur l’acquisition sur étagère d’équipements américains. On pense notamment ici aux Patriot, mais aussi peut-être au système de défense anti-missile Arrow 3 qui comprend également des composants américains. L’industrie de défense européenne ne serait pas impliquée dans un tel projet, alors que des systèmes européens existent, pas plus que l’Union européenne qui est en train de développer l’outil EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act), visant à promouvoir l’acquisition en commun par le biais de crédits de défense d’équipements fabriqués par l’industrie de défense européenne.
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[1] Allemagne, Belgique, Bulgarie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Norvège, Pays-Bas Slovaquie, Slovénie, Roumanie, Royaume-Uni.