18.11.2024
Nomination de nouveaux cardinaux : en attendant le conclave
Presse
30 septembre 2022
La nomination de cardinaux, geste routinier des papes
Les papes procèdent régulièrement à des nominations de nouveaux cardinaux. La première raison est celle bien sûr du décès de certains d’entre eux (exemple du cardinal brunéien Cornelius Sim décédé d’une crise cardiaque en 2021 à l’âge de 69 ans, peu après avoir été créé cardinal) et donc la nécessité de maintenir un corps électoral significatif pour procéder à l’élection d’un nouveau souverain pontife. La limite d’âge pour être cardinal-électeur contribue également à un renouvellement du corps électoral : le Motu proprio Ingravescentem ætatem, émis en 1970 par le pape Paul VI, fixe cet âge à 80 ans, et restreint le corps électoral à 120 cardinaux, chiffre systématiquement dépassé par le pape François (actuellement 132 électeurs pour le futur conclave), signe si besoin en était qu’un Motu Proprio, comme son nom l’indique, n’engage que celui qui en est l’auteur.
S’ajoutent à ces raisons depuis la fin de la seconde guerre mondiale deux autres facteurs : l’extension géographique du catholicisme d’une part et la décolonisation de l’autre qui a permis l’émergence d’Eglises locales dotées de leurs propres responsables, ont contribué à la nécessité d’une internationalisation du recrutement, c’est-à-dire à une baisse du nombre de cardinaux européens, et principalement italiens, afin de favoriser une représentativité moins inégale de l’extension géographique et de la diversité des identités internes propres au catholicisme.
Enfin, la durée de chaque pontificat peut être, en partie, un élément explicatif du taux de renouvellement des cardinaux. Ainsi, au cours de son pontificat qui dura de 1922 à 1939, le pape Pie XI a créé 76 cardinaux dont 29 non italiens, à l’occasion de 17 consistoires ordinaires. Son successeur Pie XII (1939-1958), pour une durée à peu près équivalente, a créé 56 cardinaux lors de deux consistoires ordinaires, dont 42 ne sont pas italiens, donnant ainsi l’impulsion initiale à l’internationalisation du recrutement des cardinaux. Durant le pontificat de Paul VI de 1963 à 1978, 143 cardinaux sont créés à l’occasion de 6 consistoires, parmi lesquels seront recrutés ses 3 successeurs : Albino Luciani (futur pape Jean-Paul Ier), Karol Wojtyła (futur pape Jean-Paul II) et Joseph Ratzinger (futur pape Benoît XVI). Au cours de son pontificat, Jean-Paul II a créé 232 cardinaux, dont presque la moitié de non italiens, à l’occasion de 9 consistoires ordinaires.
Depuis son élection en mars 2013, le pape François a créé 132 cardinaux, dont 95 électeurs (soit près des deux tiers de ceux qui éliront son successeur), à l’occasion de 9 consistoires ordinaires. Les Cardinaux électeurs européens sont 53, 20 sont asiatiques, et les africains 17. Les cardinaux sud-américains (en intégrant l’Amérique centrale) sont au nombre de 22. Parmi les dernières nominations, on notera enfin que seuls deux cardinaux sont italiens, le pape poursuivant ainsi une tendance à l’internationalisation, pendant organisationnel à la prétention à l’universalisme du catholicisme, observée maintenant depuis le pontificat de Pie XII.
Les profils des nouveaux cardinaux : entre classicisme et singularités
Contrairement aux remarques de commentateurs pressés, bien des critères de sélection des cardinaux demeurent classiques. Outre l’internationalisation de la curie et du collège des cardinaux déjà mentionnée, il s’agit déjà pour les papes de marquer leur intérêt pour certaines Eglises locales et, en leur sein, de privilégier tels ou tels courant, mouvement, en lien éventuellement avec une dimension politique. La nomination devient alors doublement symbolique, pour l’Eglise locale comme pour le pays lui-même. Tel est le cas du cardinal Okpaleke, Nigérian victime des conflits identitaires ethniques (entre peuples Ibo et Mbaise) et qui avait dû démissionner pour ces raisons de son poste d’évêque. Sa nomination a une signification forte, à la fois pour l’Eglise du Nigéria et plus largement pour son pays d’origine. De même, l’Indien Poola est le premier indien issu de la caste Dalit à être nommé cardinal, geste également fort adressé aux catholiques du pays notamment. Le Congolais Baawobr, passé par de nombreux lieux de formations en France, est le premier Supérieur général de la Société des missions d’Afrique, illustrant bien le renversement de la dynamique missionnaire entre le « Nord » et le « Sud ».
De nombreux nouveaux cardinaux ont une fibre sociale et une approche pastorale relevant des préférences exprimées par le pape François. L’exemple le plus emblématique est celui du nord-américain Mc Elroy, qui s’est manifesté par ses prises de positions anti-Trump, et a critiqué l’approche intransigeante de nombre de ses confrères à l’égard de l’avortement, et de la position à adopter à l’égard des hommes et femmes politiques soutenant ce choix. Sa nomination est très clairement un désaveu adressé à l’aile conservatrice radicale de l’épiscopat américain. Le Brésilien Steiner est un franciscain qui s’est battu pour les sans-papiers. Le Paraguayen Flores est président d’une organisation de coopération sociale hébergeant des personnes malades et démunies et le Coréen Lazarus You Heung-sik a notamment dirigé une maison de retraite.
Toutefois, on note trois évolutions significatives par rapport aux critères classiques de nominations cardinalices. La première est connue depuis le premier consistoire voulu par le pape François. Les postes dits prestigieux des grands archevêchés ne sont plus des lieux de promotion au cardinalat, le souverain pontife préférant des hommes ayant assumé des fonctions nationales voire régionales. Le Brésilien Steiner, déjà mentionné, a ainsi occupé des fonctions importantes au sein de la Conférence nationale des évêques du Brésil, notamment pour le Conseil Indigène missionnaire et pour les jeunes ; Paulo Cezar Costa, également brésilien et nouveau cardinal, a exercé des responsabilités liées à l’éducation au sein de la conférence épiscopale brésilienne et du CELAM[1]. L’Anglais Roche, nouveau cardinal également, est Secrétaire général de la Conférence des évêques catholiques d’Angleterre et du pays de Galles.
Ces responsabilités sont de plus à l’interface d’une relation entre l’Église et l’État. Le nouveau cardinal de Singapour, Mgr Goh, s’est investi pour le dialogue interreligieux et a été nommé en 2015 membre du Conseil présidentiel pour les droits des minorités. La nomination de l’archevêque de Dili au Timor oriental est riche de symboles, en raison de l’histoire du pays (décolonisé en 1975), de l’Eglise catholique qui s’est opposée à l’occupation du pays par l’Indonésie de 1975 à 2002 et dont l’administrateur apostolique a reçu en 1996 le prix Nobel de la paix avec l’actuel président du Timor oriental, et pour l’impétrant enfin, salésien supérieur de son ordre au Timor oriental et en Indonésie, impliqué dans le travail éducatif et pastoral de l’Eglise face aux problème de la faim notamment.
Enfin, la dernière caractéristique et sans doute la plus notable, renvoie à l’identité missionnaire de presque tous les profils, que ce soit de par leur formation et de par leurs types d’activités. C’est là que la « marque » bergoglienne s’affirme le plus : il y a une volonté d’évangélisation, conforme du reste avec la récente réorganisation de la curie romaine décidée par le pape : cette cinquième constitution apostolique Praedicate evangelium définit dès son sous-titre l’ambition du pape de placer la curie « au service de l’Eglise et du monde », et érige un nouveau dicastère chargé de l’évangélisation comme premier de tous les ministères de la curie, en l’occurrence avant la Congrégation pour la doctrine de la foi. A une Eglise enseignante, dictant à partir de sa doctrine (approche Top -Down), ce qu’il faut penser, croire et faire, liant orthodoxie et orthopraxie – ce qui fut l’approche de Jean-Paul II et Benoît XVI -, François entend substituer, à partir d’une ambition identique (évangéliser), une approche par le bas (Bottom- Up) privilégiant une Welfare-Church, une Eglise diaconale engagée dans de nombreux combats hic et nunc. La dimension pastorale renvoie aussi, de manière sous-jacente, à un pragmatisme, une connaissance du terrain et donc des souffrances vécues par leurs concitoyens, dans des contextes d’action divers, chez les personnalités nommées : on trouve ici la réponse concrète aux critiques violentes adressées dès le début de son pontificat aux cardinaux jugés mondains et superficiels par le nouveau pape. Plus globalement, on remarquera toutefois que même si le pape a critiqué l’assimilation de l’Eglise catholique à une ONG, il n’en demeure pas moins que la dimension sociale et humanitaire de la Welfare-Church qu’il promeut tant aux niveaux local qu’international, est importante dans les choix expliquant les nominations, en conformité du reste avec l’action même du pape pendant la crise pandémique, et depuis la guerre russe contre l’Ukraine, où ses prises de positions l’assimilent à un militant pacifiste.
Conclusion : Décadence du catholicisme, stratégie pontificale et réalités sociologiques
Issues de son regard critique porté sur une Eglise catholique décadente (jugement déjà formulé par le pape précédent Benoît XVI, mais qui en tirait d’autres conclusions), les différentes vagues de nomination du pape peuvent-elles changer en profondeur et dans la durée, le fonctionnement de l’Église et relancer son ambition évangélisatrice ?
Les traits distinctifs mentionnés pour éclairer les nominations rencontrent deux premières limites importantes, au demeurant classiques. Ainsi, tous les cardinaux relèvent d’une seule et même compétence académique : la théologie, discipline normée et normative, et sont pratiquement tous passés par des lieux de formations à Rome, l’université Urbaniana et la Grégorienne notamment. Un seul d’entre eux, le cardinal Flores, a suivi un cursus de premier cycle non théologique ou philosophique, en l’occurrence en administration et économie. Ce parcours intellectuel monolithique constitue une triple restriction, mentale, intellectuelle et culturelle (catholicisme romain). Quel regard sur le monde, quelle analyse la théologie permet-elle, procure-t-elle ? En quoi est-elle limitative ? La question mérite d’autant plus d’être posée que le pape lui-même a souhaité une évolution dans l’enseignement et la pratique de la théologie, demandant une ouverture dialogale et souhaitant favoriser la transdisciplinarité dans son document Veritatis Gaudium, constitution apostolique parue en janvier 2018. Il faudra attendre sans doute au moins une décennie pour que ce document produise d’éventuels effets et on est en droit de se demander pour l’instant en quoi la théologie enseignée aux cardinaux nommés est-elle utile à des hommes pour exercer des fonctions qui sont par exemple, dans leurs diocèses ou au sein de la curie romaine, fréquemment des fonctions managériales ou nécessitant des compétences spécifiques. On peut mesurer les limites dues à la maîtrise du seul langage théologique dans l’organisation récente de la curie. Ainsi, en mars 2015, est nommé comme préfet de la congrégation de l’éducation catholique, le cardinal Versaldi. Titulaire d’un doctorat de droit canonique obtenu à la fin des années 70 à l’université jésuite la Grégorienne à Rome, il n’a jamais été ni enseignant ni chercheur, n’a jamais connu d’expérience universitaire. Quelles réalités du monde académique contemporain cet homme connaît-il, quelle compréhension a-t-il des évolutions qui ont affecté les universités catholiques du monde entier, où la théologie est devenue marginale dans les disciplines enseignées ? La lecture de ses différents discours est édifiante à ce propos, manifestant une incompréhension culturelle totale d’une réalité largement méconnue quand elle n’est pas simplement ignorée. Un propos similaire pourrait être tenu au sujet du cardinal Turkson, qui fut promu à la tête du dicastère pour le développement humain intégral et dont la connaissance des enjeux socio-politiques n’est pas le trait le plus frappant.
Les lieux de formation de ces hommes, avec un passage obligé à Rome pour eux la plupart du temps, viennent relativiser la dimension internationale du recrutement, les universités romaines étant à la fois très spécifiques dans leurs identités[2], proches géographiquement du pouvoir romain et donc davantage tournées vers le conformisme que par la liberté intellectuelle, fonctionnant comme des lieux de socialisation pour les futures élites catholiques, une sorte d’Ecole Nationale d’Administration polycentrée de la théologie catholique.
La deuxième remarque concerne le prochain conclave, processus électoral à la rationalité très limitée. Le pari que le prochain pape sera de la même tendance que son prédécesseur, parce que ce dernier a nommé la majorité des cardinaux électeurs, relève d’une illusion. Un conclave est un exercice d’évaluation du pontificat écoulé, de réorientation en fonction des lacunes constatées, des erreurs, et aussi des enjeux qui semblent perçus comme plus urgents. Mais cet exercice est mené par des hommes qui ne se connaissent guère et qui, même passés par Rome et connaissant pour certains l’italien, ne parlent pas la même langue et ne sont pas tous capables de communiquer entre eux. S’y ajoutent les effets de représentation et de perception véhiculés par les médias, des phénomènes de leadership bien connus de la sociologie des organisations. Du reste, certains des cardinaux nouvellement élus ont d’ores et déjà critiqué le pape dans sa volonté d’ouvrir la curie romaine aux laïcs. Dans une Eglise catholique fortement divisée sur nombre de sujets, et au sein de laquelle le pape a été mis en minorité ou en difficultés sur des sujets importants, l’idée d’un prochain pape nécessairement bergoglien a fait long feu.
Enfin, eu égard aux mouvements structurels qui affectent les religions, et en particulier le catholicisme, c’est l’influence globale des hommes nouvellement nommés et donc plus généralement des cardinaux, qui mérite d’être relativisée. Dans un marché des religions et des spiritualités bouleversé régulièrement par des nouveaux entrants, où le bricolage individuel religieux se joue des autorités et dérégule les institutions, où les modes de gestion de l’ensemble des institutions contemporaines s’éloignent plus que jamais de la structure pyramidale organisée, du local au global, autour d’hommes plutôt âgés, l’Eglise catholique structurée autour de ses théologies si éloignées des langages contemporains, soumise à une perte de crédibilité profonde et durable de par la criminalité d’une partie non négligeable de son personnel ecclésiastique, peut-elle encore faire sens pour une majorité de ses contemporains ? L’idée n’est pas ici d’évoquer une fin de l’Eglise catholique, ou même du rétrécissement sectaire de certains de ses pans, mais de souligner qu’au regard des multiples enjeux qui la mettent au défi et sont accentués par sa prétention à l’universalisme, les nominations d’une poignée d’hommes (132 électeurs) apparaissent somme toute dérisoires. En religion comme en politique, la question de la décision et des processus de changement à l’ère de la complexité globale, marginalise les lieux de pouvoir classique.
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[1] Voir [en ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_%C3%A9piscopal_latino-am%C3%A9ricain
[2]L’Urbaniana mentionnée se réduit aux facultés suivantes : Faculté de droit canonique, Faculté de missiologie, Faculté de philosophie, Faculté de théologie, Institut de catéchisme et de spiritualité missionnaire, Institut d’études sur la non-croyance, la religion et la culture. On est ici extrêmement loin du profil des universités catholiques qui se regroupent par exemple au sein de la Fédération internationale des universités catholiques.
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François Mabille, « Nomination de nouveaux cardinaux : en attendant le conclave ». Bulletin de l’Observatoire international du religieux N°39 [en ligne], septembre 2022.