21.11.2024
Amérique latine : alternances électorales « progressistes », polices et forces armées
Presse
3 octobre 2022
Depuis 2018 les horloges électorales latino-américaines sonnent à gauche. Du Mexique en juillet 2018, à la Colombie en juin 2022, les palais présidentiels sont tombés aux mains de « progressistes ». Le Brésil en ce mois d’octobre 2022, pourrait confirmer la tendance. Comment ces nouveaux dirigeants vont-ils cohabiter avec des polices et des armées ayant retrouvé une place centrale, avec la montée de la criminalité ? Les nouveaux occupants, du Palais national mexicain et du Palais présidentiel de Nariño, en Colombie, ont en effet hérité d’une contrainte sécuritaire potentiellement déstabilisante. Le futur locataire de Planalto, au Brésil, se trouvera face au même problème. Tous doivent, en effet, gérer l’espace institutionnel grandissant, occupé par les forces publiques, armées et polices. L’insécurité publique montante est passée par là. Elle a légitimé le retour, impensé, il y a dix et vingt ans, des képis et bérets de couleurs variées, au sommet de l’État.
Les références au passé, celui des dictatures militaires d’hier, sont-elles valides ? Comparaison n’est pas raison. De l’Argentine à l’Uruguay, en passant par le Brésil, le Chili, le Paraguay et plusieurs pays d’Amérique centrale, les militaires exerçaient seuls le pouvoir dans les années 1970 et 1980. Au nom de doctrines antisoviétiques et communistes, portées par les logiques de la guerre froide. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La chute du « Mur » de Berlin a entraîné avec elle la fin des régimes militaires de sécurité nationale. Pourtant, les forces armées sont bel et bien présentes dans les rouages civils des États latino-américains d’aujourd’hui.
Le Brésil est, encore, dirigé par un ex-officier parachutiste. Son gouvernement est pour un tiers composé d’officiers supérieurs. 6157 cadres des armées occupent des fonctions de direction dans les ministères civils, selon la Cour brésilienne des Comptes. En Colombie, armée et police constituaient jusqu’à il y a peu un seul bloc, les forces de l’ordre, militarisées. Elles bénéficiaient d’une part substantielle du budget de l’État, représentant environ 4,5 % du PIB. Ce montant est le plus élevé de tous les pays d’Amérique latine. Au Mexique, on assiste depuis 2006 à la militarisation progressive du maintien de l’ordre. L’armée de terre, puis la marine, ont été mobilisées sur des objectifs de sécurité intérieure. Cette place croissante acquise par les armées s’est accompagnée de l’octroi de privilèges salariaux et sociaux exceptionnels.
Ces gains très concrets ont été justifiés par le rôle incontournable qui leur a été reconnu, pour lutter contre la délinquance organisée. Les homicides enregistrés au Brésil, en Colombie, au Mexique, sont assimilables aux pertes enregistrées dans des conflits interétatiques ou des guerres civiles, environ 50 à 55 000 annuellement au Brésil et 30 à 35 000 au Mexique. L’autorité des États est contestée dans les villes ou dans diverses périphéries territoriales. Débordés, les gouvernements et leurs polices ont fait appel aux militaires, qui ont de la sorte retrouvé une image et une légitimité perdues avec les dictatures militaires.
Les nouveaux dirigeants de gauche, portés au pouvoir par le verdict des urnes ont été forcés de se positionner. Au Brésil, la défense des privilèges sonnants et trébuchants acquis par les soldats et leurs chefs a été à l’origine d’une montée d’adrénaline kaki. Le corps militaire a publiquement fait savoir, dès juillet 2021, son doute sur la transparence de la consultation des 2 et 30 octobre. Ce sentiment « républicain » a été manifesté de façon répétitive et pressante au fil des mois et des sondages. Un général a été admis au sein du Tribunal supérieur électoral. L’armée a obtenu la possibilité de procéder à un décompte parallèle contrôlant la validité du vote. Ce syndicalisme corporatiste armé a obtenu de la sorte un droit démocratiquement exorbitant. Nul doute, même si rien n’a à ce jour filtré, que Lula, candidat « progressiste », et vainqueur annoncé, a été contraint de négocier la neutralité des armées, en apportant des garanties sur la perpétuation des privilèges financiers, sociaux et professionnels accordés aux militaires pendant la mandature de Jair Bolsonaro.
En Colombie et au Mexique, les nouveaux chefs d’État ont eux aussi été forcés de prendre le problème à bras le corps. Ils l’ont fait de façon divergente. En Colombie, le 19 août 2022, quelques jours donc après sa prise de fonction, Gustavo Petro a annoncé son intention de renverser la table. Il a mis en retraite anticipée plusieurs dizaines d’officiers généraux et annoncé la mise en place d’un nouveau concept, celui de « sécurité humaine ». Pour cela, a-t-il dit, police et armée doivent retrouver la place qui est la leur, celle que leur attribue la Constitution de 1991. La sécurité intérieure, humaine donc, est du ressort de la police, une police civile. La défense de la souveraineté nationale, le développement d’une industrie de défense, sont du seul ressort, et ressort unique, des armées. Andrés Manuel López Obrador (AMLO), au Mexique, a au contraire confirmé les tendances héritées de ses prédécesseurs du PAN et du PRI. La sécurité publique doit être militarisée, a-t-il dit. La garde nationale civile, qu’il a créée en 2019 pour se substituer à l’armée de terre et à la marine, conformément à son programme électoral de 2017/2018, est en voie d’être rattachée au Secrétariat à la défense (SEDEN). Ce choix inattendu a suscité d’autant plus d’interrogations que les armées sont mêlées à diverses atteintes aux droits de l’homme. Le dossier des quarante-trois étudiants disparus il y a huit ans, dans la localité d’Iguala, mettant en cause les militaires, en dépit d’avancées récentes, est toujours au point mort. Les familles ont averti, le 25 septembre dernier, date anniversaire de la disparition des quarante-trois jeunes gens, « si le gouvernement de la quatrième transformation » (mot d’ordre articulant l’action gouvernementale d’AMLO), « ne dit pas ce qui s’est passé, lui aussi sera coupable ».
Publié par Nouveaux espaces latinos.