ANALYSES

Brésil : et maintenant ?

Tribune
4 octobre 2022
 



Les résultats du premier tour des élections générales brésiliennes qui s’est tenu ce 2 octobre 2022 ont une nouvelle fois mis en défaut les instituts de sondage, tout du moins pour la partie de leur travail relative à l’étude du vote bolsonariste, de ses ressorts et de son ancrage durable. Et révèlent en réalité, in fine, un paysage politique plus conforme aux dynamiques de polarisation, de fragmentation et de radicalisation des espaces politiques qui traversent la société brésilienne depuis ces dernières années. Ces dynamiques s’amplifient même et exposent aux yeux du monde un Brésil fracturé au sein duquel cohabitent deux pays, deux Brésil chaque jour plus antagoniques qui ne se parlent plus. Dans ce contexte, existe-t-il un vote caché – notamment au sein de l’électorat de droite et du centre droit, dans les classes moyennes et une partie des secteurs populaires – au profit de Jair Bolsonaro que n’arrivent pas à identifier et saisir les sondeurs à l’instar de ce qui peut se passer dans d’autres pays (États-Unis, Europe) ? Et dont l’un des ressorts serait, dans ces secteurs de la société, la haine tenace entretenue contre le Parti des travailleurs (PT), la gauche, Lula, assimilés par eux à la corruption de la vie politique et des partis après les années du scandale « Lava Jato », malgré le blanchiment de l’ancien président brésilien ?  C’est une hypothèse à vérifier. Certains analystes avancent également comme explication le fait que le dernier recensement du pays datant de 2010, les sondeurs ne disposeraient plus de la bonne « photographie » de la population brésilienne, notamment s’agissant du nombre de personnes se déclarant évangéliques qui constituent une colonne vertébrale du vote bolsonariste.

Quelques chiffres sur l’élection présidentielle : avec plus 57 millions de voix (sur 156 millions d’électeurs) – nombre de voix obtenues par Jair Bosonaro au deuxième tour de l’élection en 2018 -, Lula obtient le meilleur score d’un candidat au premier tour d’une présidentielle dans l’histoire du Brésil. Il gagne ainsi plus de 25 millions de voix par rapport au score de Fernando Haddad en 2018. Il concentre une grande partie de son vote dans le Nord et la façade Est du pays, tandis que Bolsonaro gagne au Sud et au centre Ouest (terres de la droite traditionnelle) et dans plusieurs grandes villes (Brasilia, Cuiaba, Manaus, Rio). Bolsonaro arrive deuxième avec plus de 51 millions de voix (+ 2 millions de voix par rapport à 2018) et donc deuxième candidat le mieux élu à un premier tour d’une élection présidentielle dans l’histoire brésilienne. Au total, Lula l’emporte dans plus de 3300 villes du pays contre près de 2200 pour Bolsonaro.

Tout ceci intervient dans le contexte d’une abstention de plus de 20% (soit 32 millions de Brésiliens). Ce « bloc » abstentionniste, qui n’a pas voulu choisir entre Lula et Bolsonaro, pourrait jouer un rôle lors du second tour de la présidentielle du 30 octobre bien qu’en 2018, l’abstention (comparable à l’époque) s’était reproduite dans les mêmes proportions entre les deux tours.

Fragmentation, polarisation et radicalisation, car le match présidentiel se déroule sur fond d’avancée puissante et d’ancrage du bolsonarisme. Ainsi, d’une manière générale, l’élection de 2022 marque un renforcement des forces conservatrices traditionnelles que le bolsonarisme épouse en partie, mais ne ressemble pas totalement.

Au Congrès (Chambre des députés et Sénat), le bolsonarisme et les forces du ventre mou de la politique brésilienne – le « centrao »- progressent significativement. Et dans cette opération, le parti du président sortant, le Parti libéral (PL) et ceux qui lui sont directement alliés (Parti progressiste, Républicains, etc.) se renforcent.  Le PL sera le groupe le plus important dans les deux chambres (99 députés sur 513 – + 22 par rapport à 2018 – et 14 sénateurs sur 81 – +8 par rapport à 2018). S’il devait gouverner, Bolsonaro devra confirmer des alliances avec la droite traditionnelle et le « centrao », objectif tout à fait atteignable. La chose sera plus compliquée pour Lula. Le Parti des travailleurs (PT), avec 68 députés et 9 sénateurs, ne sera pas en mesure de contrôler le pouvoir législatif (cas de plusieurs gouvernements de gauche dernièrement élus en Amérique du Sud) et aura bien du mal à bâtir une coalition d’alliances au-delà de celle qu’il a construite jusqu’à présent. Une telle coalition ne pourra par ailleurs se nouer qu’au centre droit et avec des formations du « centrao », y déplaçant le centre de gravité général d’un gouvernement Lula. Pour sa part, si Jair Bolsonaro était réélu le 30 octobre, il pourrait, grâce à sa domination au sein du Congrès, reprendre le contrôle du Tribunal suprême fédéral (TSF) – la Cour suprême brésilienne – en nommant de nouveaux juges comme l’a signalé la journaliste Lamia Oualalou sur RFI.

Dans ce mouvement général, force est de constater que les figures du bolsonarisme triomphent. Beaucoup, parmi les plus controversées, sont élues à la Chambre et au Sénat : la pasteure évangélique ministre de la Famille sortante Damares Alves (Sénat), le responsable de la santé durant la période Covid-19 Eduardo Pazuello (député de Rio), l’ancien ministre de l’Environnement Ricardo Salles (Amazonie, question des Indiens, député à Sao Paulo), la représentante du lobby de l’agro-industrie et ancienne ministre de l’Agriculture Tereza Cristina (Sénat), le vice-président général Hamilton Mourao (Sénat), etc. À croire que toutes les critiques adressées aux bolsonaristes par les médias, les intellectuels, les militants de gauche, environnementalistes, des ONG nationales et internationales les renforcent à mesure que cela leur permet de cultiver auprès de leurs bases électorales et sociales – populaires et des classes moyennes – leur position anti-système. Et ce, malgré les bilans objectifs de leur gestion.

À noter également la réélection des enfants de Jair Bolsonaro à la Chambre (Eduardo Bolsonaro) et au Sénat (Flavio Bolsonaro) et l’élection de l’ancien juge et ministre de Bolsonaro, Sergio Moro, en rupture avec lui, au Sénat. Il est celui qui a mis Lula en prison en 2018.

Au niveau des 27 États du pays, rien n’est encore joué, mais là aussi la tendance est claire. Le PT en gagne trois, les droites onze dès le premier tour (dont 8 pour les bolsonaristes). Bolsonaro positionne son candidat Tarcisio de Freitas, ancien ministre des Infrastructures, en position favorable dans l’État de Sao Paulo pour le deuxième tour. C’est une surprise. Cet État est le poumon économique du pays, le plus peuplé et le plus riche, le bastion des élites et des classes supérieures brésiliennes. La tâche sera rude pour Fernando Haddad, candidat du PT dans cet État clé du Brésil et adversaire malheureux de Jair Bolsonaro lors de la présidentielle de 2018. Les sondages le donnaient en première position à l’issue de ce premier tour. Si la capitale de l’État a voté pour lui, le reste – zones périphériques et rurales – a plébiscité le candidat bolsonariste.

Les projections indiquent que le bolsonarisme et ses alliés pourraient remporter 16 des 27 États le 30 octobre, tandis que la gauche est annoncée gagnante dans huit autres.

On le voit, la vague conservatrice avance au Brésil même si Lula arrive à la contenir dans le cadre de l’élection présidentielle à la tête de sa coalition gauche/centre gauche/centre droit. Il reste en position de l’emporter le 30 octobre, mais on comprend que victorieux, il gouvernerait dans des conditions très difficiles et face à un bolsonarisme puissant, en dynamique, désormais installé et ancré au Brésil, obligé de chercher des alliances complexes et précaires dans un Congrès byzantin…

Le propos de cet article n’est pas d’analyser les ressorts sociaux et politiques structurels du bolsonarisme – sorte de « vortex conservateur » – mais quelques-uns des éléments qui peuvent expliquer son développement et son ancrage sont confirmés avec cette élection : persistance du rejet du PT et de la gauche au sein d’une partie de la population assimilés par Jair Bolsonaro à des corrompus (économiques et moraux) et des criminels, stratégie politique et communicationnelle visant à entretenir une esthétique et une pratique de l’action politique en rupture permanente et sur tous les sujets avec la « bonne société », les milieux intellectuels, etc., discours du ressentiment et mobilisation des affects de peur comme moteurs de mobilisation sociale et politique, propositions de protections autoritaires pour la population face aux menaces qui pèsent sur elle, etc. Cette construction politique est le produit et le catalyseur d’une culture sociale et politique désormais installée au Brésil – et ailleurs -, celle qui fait converger vers le projet et le leadersphip bolsonaristes individus et secteurs de la société qui n’attendent plus grand-chose de la démocratie libérale, du système politique et des partis, de l’État pour solutionner leurs problèmes concrets socio-économiques quotidiens et la détérioration constante de leur niveau et de leur mode de vie. Et qui voient en Jair Bolsonaro un dirigeant qui ne leur promet pas monts et merveilles, mais qui ne fait pas partie, dans leur vision, d’un système politique corrompu, qui valorise une conception de l’individu entrepreneur dans la société face aux adversités de la vie, ayant droit à son auto-défense pour protéger ses intérêts (même maigres) et ceux de la propriété privée, et qui offre à tous comme projet commun : « Dieu pour tous ».

Dans l’immédiat, pour gagner face à cette force socio-politique, Lula doit négocier avec deux autres candidats : Simone Tebet (droite) et Ciro Gomes (centre gauche/droit). Les deux ont capté plus de 7 % des voix et le report de leurs voix (8,5 millions) devient un enjeu du second tour. Ils se prononceront ces prochains jours sur la question et la logique serait qu’ils rallient Lula, jugeant Bolsonaro comme une menace pour le maintien du Brésil dans la démocratie. Ciro Gomes est un ancien ministre de Lula. S’il ne s’était pas présenté, il est probable que Lula aurait pu gagner au premier tour. Les scores finaux de ces deux candidats sont plus bas que ce qui était prévu, laissant penser qu’une partie de leurs électeurs – celle la plus anti-Lula, thème notamment chevauché par Ciro Gomez durant la campagne – a finalement gonflé les votes en faveur de Jair Bolsonaro.

Beaucoup d’incertitudes donc à cette étape. Que vont faire les abstentionnistes du premier tour ? Lula pourra-t-il gagner le soutien des « petits candidats » dans un front « démocratie contre aventurisme d’extrême-droite » ? Les électeurs suivront-ils les consignes, ou le PT et Lula sont-ils trop repoussoirs pour eux (après les années « Lava Jato ») ?

Bolsonaro, en dynamique, trouvera-t-il encore des réserves de voix ? Respectera-t-il le résultat en cas de défaite, notamment si cette dernière se réalisait dans une marge étroite contre Lula ? Et les franges militantes les plus radicalisées, les milices, qui le soutiennent ? Quelle serait la réaction des forces armées ? Une nouvelle campagne démarre désormais.
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