ANALYSES

Tensions entre Taïwan et la Chine : se dirige-t-on vers un conflit ouvert ?

Interview
13 septembre 2022
Le point de vue de Barthélémy Courmont


Alors que la Chine a multiplié les manœuvres militaires cet été à l’encontre de Taïwan, la montée des tensions en Asie-Pacifique fait craindre la possibilité d’un scénario de guerre à grande échelle. Un tel niveau de conflictualité est-il une première ? Comment le gouvernement taïwanais gère-t-il cette potentielle escalade ? Quel serait l’impact d’un conflit ouvert pour la Chine ? Le point avec Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, en charge du programme Asie-Pacifique.

Les tensions entre la Pékin et Taipei semblent être montées d’un cran depuis la visite de Nancy Pelosi à Taïwan cet été et les manœuvres militaires de part et d’autre se multiplient. Un tel niveau de conflictualité entre les deux pays est-il une première ?

La visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants à Washington, a été instrumentalisée par Pékin pour justifier des exercices militaires d’une ampleur inédite, ainsi que des mesures de rétorsion (notamment la livraison de sable, indispensable pour l’industrie des semi-conducteurs, à Taïwan). Les tensions sont ainsi montées de plusieurs crans, Taïwan y répondant même par des exercices militaires visant à dissuader Pékin d’une attaque. Il ne s’agit cependant pas d’un fait nouveau, et si la visite très brève de Madame Pelosi a provoqué une « crise » inter-détroit, elle n’est pas la première. Déjà dans les années 1990, les tensions avaient été grandes entre Pékin et Taipei, en marge de l’organisation de la première élection présidentielle au suffrage universel direct à Taïwan (qui avait été marquée par la première élection de Lee Teng-hui, déjà au pouvoir). Washington avait dû à cette époque envoyer une flotte dans la zone pour dissuader Pékin d’une éventuelle agression. Et en 1999, Newt Gingricht, alors président de la Chambre des représentants (le même poste que Nancy Pelosi) avait effectué une visite à Taïwan, provoquant l’ire de Pékin. En 2005, en réaction au discours indépendantiste du président taïwanais Chen Shui-bian (2000-2008), la Chine a adopté une « loi antisécession » qui stipule qu’une déclaration d’indépendance de Taïwan se traduira par l’utilisation de la force. Plus près de nous, la première élection de Tsai Ing-wen à la tête de l’Exécutif taïwanais en janvier 2016 – elle fut réélue pour un second mandat en 2020 et restera au pouvoir jusqu’en 2024 – s’est accompagnée de nouvelles pressions chinoises, à la fois diplomatiques et militaires. Bien entendu, qui dit répétition de ces tensions ne signifie pas que l’hypothèse d’une confrontation doit être définitivement écartée, au prétexte que ces deux entités sont parvenues à éviter le pire en plusieurs décennies de cohabitation difficile. Mais elle ne saurait faire l’objet d’une quelconque et très malvenue comparaison avec d’autres conflictualités, notamment l’Ukraine, et impose de tenir compte de plusieurs paramètres, militaires, économiques, mais aussi culturels et sociétaux, pour éviter tout jugement hâtif, voire hystérique. Ainsi, l’hebdomadaire britannique faisait au printemps 2021 de Taïwan sa une, avec le titre « The most dangerous place on earth », rappelant certes que la situation sécuritaire reste très précaire dans cette zone, mais se montrant trop excessif, et même hasardeux.

Comment la présidente Tsai Ing-wen et son gouvernement gèrent-ils cette montée en pression de la part de Pékin ? Quels sont ses appuis à l’international ? Et la population ?

Dès son arrivée au pouvoir en 2016, Tsai Ing-wen mit en avant la nécessité de maintenir un dialogue sain avec Pékin, mais soucieux dans le même temps de tracer des lignes rouges concernant la souveraineté politique et territoriale de Taïwan. Elle répondait ainsi aux attentes de la grande majorité des Taïwanais, qui ne nie pas la proximité avec la Chine, mais porte avec fierté une taïwanité incarnée par la modernité de l’île, son progressisme – Taïwan fut par exemple le premier pays asiatique à légiférer sur le mariage pour tous -, son système de santé performant (comme l’a montré la crise du Covid-19) ou encore son système politique. On se souvient ainsi du mouvement des tournesols qui, en 2014, avait exprimé la crainte de la jeunesse taïwanaise d’un rapprochement avec Pékin pouvant signifier le glas de leur modèle de société. L’aveuglement de Pékin est coupable et les pressions chinoises sont totalement contre-productives en ce qu’elles stimulent cette taïwanité et ce refus catégorique de toute perspective d’unification, auquel un nombre insignifiant (et qui se réduit progressivement) de Taïwanais souscrit désormais. Derrière ce sentiment d’appartenance nationale, il y a évidemment la crainte d’une détérioration de la situation sécuritaire, et elle justifie la recherche de soutiens (les États-Unis bien entendu, mais aussi d’autres partenaires comme le Japon) et de moyens de défense appropriés.

Le scénario d’une invasion militaire de Taïwan par la Chine est-il réaliste à court terme ? Quel serait l’impact, notamment économique, si la situation devait dégénérer ?

L’un des principaux enseignements de la crise née de la visite de Nancy Pelosi et les manœuvres militaires qui l’ont accompagnée est que la Chine dispose désormais de moyens conséquents pouvant rendre une invasion de Taïwan possible, même si cela aura des effets catastrophiques pour tous, y compris Pékin. Mais on relève un écart entre le sentiment que partagent sans doute des militaires, animés par un hubris que nourrit la capacité de frappe chinoise, et le pragmatisme dont font preuve les dirigeants politiques. Xi Jinping a lui-même exprimé un point de vue au printemps dernier qui le distingue très nettement des militaires, notamment quand il met en avant la réunification pacifique. De fait, Pékin sait que les conséquences d’une guerre dans le détroit de Taïwan seraient catastrophiques au niveau militaire (réponses militaires de Taïwan, implication possible des États-Unis et donc guerre à très grande échelle…) mais aussi en termes d’image et à niveau économique. L’interdépendance économique entre Taipei et Pékin est une réalité consommée depuis quatre décennies, et toute rupture serait fatale, en particulier à l’heure où la Chine doit faire face à un risque de ralentissement brutal de son économie. C’est pour cette raison qu’en marge d’un discours nationaliste exacerbé, Pékin continue d’avancer de manière pragmatique sur ce dossier, afin d’éviter une rupture du statu quo qui pourrait lui être très préjudiciable.

 

 

 
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