ANALYSES

États-Unis : l’automne de tous les dangers

Correspondances new-yorkaises
8 septembre 2022


Il est assez sidérant de lire ce que la presse française et européenne dans sa grande majorité colporte sur la situation politique aux États-Unis en cette rentrée 2022.

Convaincus que la suppression du droit fédéral à l’avortement, la baisse du prix de l’essence et plusieurs avancées législatives vont mobiliser les électeurs en faveur des démocrates lors des élections de novembre, certains observateurs en sont arrivés à annoncer la fin du trumpisme et le reflux de la révolution ultra conservatrice débutée à la fin des années quatre-vingt-dix. Rien que ça !

Ces observateurs feraient bien de quitter les think tanks, campus et autres quartiers progressistes des grandes villes américaines et de s’immerger réellement pendant plusieurs mois dans la réalité étasunienne. Celle d’une Amérique crépusculaire, ravagée par des décennies de néo-libéralisme et peinant à se remettre des dégâts de la pandémie de Covid-19. Une Amérique, ainsi que je l’ai déjà développé dans ces colonnes, de plus en plus fragilisée par les séparatismes politiques, ethniques, culturels et religieux, et où les volontés de fractionnisme, voire même de sécession, de la part de certains territoires et États sont de plus en plus prises au sérieux.

Aujourd’hui, le credo américain – adhésion à un système politique fondé sur la dignité essentielle de l’individu, égalité fondamentale de tous les hommes, droit à la propriété – qui a si longtemps fédéré autour de la bannière étoilée les différentes communautés, ne signifie plus grand-chose et ne parle plus à grand monde. Dans un pays en crise depuis plusieurs décennies, où l’inégalité atteint des sommets, où les violences policières font partie du quotidien et où la démocratie se fragilise d’année en année, il n’est plus vraiment question de la dignité essentielle de l’individu ni de l’égalité fondamentale de tous les hommes. Quant à l’ascenseur social, il est en panne depuis les années 70.

Les correspondants de la presse étrangère gagneraient donc à tenter de se plonger dans le quotidien des trois cent trente millions d’Américains dont ils prétendent  prendre le pouls : l’enfer du credit score et le rapport obsessionnel à l’argent qui empoisonne tout ; les boulots de dix heures ou plus par jour sous-payés ; le droit du travail quasi inexistant et inconnu des couches populaires ; la santé et le renoncement de dizaines de millions de personnes à se soigner ; la mal bouffe et le fléau de l’obésité (près de 40% de la population) ; les difficultés à se loger même pour les classes moyennes ; la déliquescence dramatique du système de l’éducation au niveau local et national ; les infrastructures publiques en ruines… Sans oublier bien évidemment la violence au quotidien, la corruption et un paupérisme grandissant – malgré un PIB par habitant colossal – 20% de la population croupissent dans la pauvreté.

Non, mesdames et messieurs les journalistes, il n’y a pas de sursaut en faveur des démocrates. Il n’y a pas de « prise de conscience collective » des dangers que représente une Cour suprême dominée par l’idéologie ou les velléités de césarisme d’un Trump et d’un Ron DeSentis.

Et ce ne sont pas les mesures législatives de Biden en faveur du climat, aussi bonnes soient-elles, ou celle concernant la dette étudiante, moins bonne et démagogique – j’y reviendrai dans une prochaine correspondance -, passées en plein cœur de l’été, qui changeront la donne. Pas dans un pays devenu si apathique que les mobilisations d’importances à l’encontre de l’arrêt de la Cour suprême concernant l’avortement se sont comptées sur les doigts d’une main et ont fondu comme neige au soleil après quelques semaines, aujourd’hui, c’est l’abrogation du mariage gay qui est sur la table du juge Clarence Thomas et on a un peu l’impression que tout le monde s’en fout.

Il y a quelques mois, Robert Kagan écrivait dans le Washington Post : « Il est plus que probable que les Républicains remportent les élections législatives de mi-mandat […]. En supposant qu’il soit en bonne santé, Donald Trump sera presque certainement candidat à la présidence en 2024. Nous risquons alors le chaos. Si Donald Trump redevient président […], il aura le contrôle de tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Et alors, cette fois-ci, la démocratie américaine ne sera plus qu’un souvenir. »

Devant le sentiment justifié de déliquescence politique et sociale du pays nombreux sont ceux en effet qui en sont arrivés à croire que seul un régime autoritaire, incarné par Trump ou l’un de ses clones, pourrait sauver les États-Unis d’une possible partition, voire de l’Apocalypse tout court. « L’ex-président et ses alliés républicains se préparent activement à assurer sa victoire par tous les moyens nécessaires et cela, au risque de plonger l’Amérique dans un chaos électoral sans précédent », pouvait-on également lire dans l’article de Kagan.

Indeed, quand on voit, entre autres choses, comment les élus républicains œuvrent depuis la dernière présidentielle et en toute illégalité à rendre l’accès aux bureaux de vote le plus difficile possible pour la communauté noire, en général favorable aux démocrates, il faut s’attendre au pire.

Comment éviter d’en arriver là ? Est-ce encore possible ?

Oui, mais il faudrait déjà pour cela que l’establishment démocrate, suivi par le monde académique et celui des médias, prennent conscience des véritables enjeux civilisationnels du moment et cessent pour les uns de se cloisonner dans un combat politicien trop souvent d’arrière-garde, et pour les autres de fixer uniquement leur attention sur la « révolution » Woke et autres mouvements sociétaux aussi importants et légitimes soient-ils, mais qui par certains de leurs excès poussent de nombreux électeurs centristes à rejoindre les rangs conservateurs.

Les midterms de cette année sont probablement perdues d’avance, n’en déplaise à plusieurs de mes camarades journalistes. Mais le combat pour la présidentielle de 2024 est déjà engagé. C’est donc dès cet automne que les Démocrates doivent faire peau neuve. Se choisir une stratégie, proposer en vue des primaires des candidats crédibles, issues de la nouvelle génération, et non plus des gérontes comme Nancy Pelosi qui par narcissisme n’a pas trouvé meilleure idée cet été que de provoquer la Chine lors d’un voyage inutile et dangereux à Taïwan.

Le temps presse, car les Républicains, eux, sont prêts. Ainsi que The Economist vient justement de l’illustrer avec humour en couverture à la suite de la récente défaite de la républicaine Liz Cheney face à une pro-Trump dans le Wyoming, le milliardaire new-yorkais tient le parti en laisse plus fermement que jamais. Et si, pour une raison ou une autre, le Donald ne peut pas se présenter, ses idées n’en triompheront pas moins. C’est sans doute DeSentis qui irait alors. Et ça, les amis, c’est peut-être encore pire.

——————————–

Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et «  Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.
Sur la même thématique