06.11.2024
Éthiopie : une guerre civile qui ne trouve pas d’issue
Interview
5 septembre 2022
Depuis le 24 août 2022, la région du Tegray est au cœur d’affrontements entre les forces gouvernementales éthiopiennes et les rebelles tegréens. Déjà dans un situation économique désastreuse, le pays est plongé dans la guerre civile depuis maintenant près de deux ans. Quelles sont les origines de ce conflit ? Qui sont les acteurs en présence ? Et jusqu’où peut dégénérer cette guerre civile ? Le point avec Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines, enseignant à IRIS Sup’ et spécialiste de l’Éthiopie.
Alors qu’une trêve avait été signée entre le gouvernement éthiopien et les rebelles tegréens en mars dernier et qu’un dialogue national avait été amorcé, la région du Tegray est à nouveau le théâtre d’affrontements. Pourriez-vous revenir rapidement sur les origines de ce conflit et nous expliquer pourquoi cette trêve n’a pas duré ?
La région-État du Tegray s’est opposée au gouvernement fédéral depuis l’arrivée au pouvoir de Abiy Ahmed, le Premier ministre en 2018. L’organisation par les autorités tegréennes de leur propre élection[1] a mis le feu aux poudres et la guerre civile dans ce pays de la Corne de l’Afrique a commencé dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020. D’un côté, l’armée éthiopienne (Ethiopian National Defense Forces – ENDF) aidée depuis les premières heures du conflit par l’armée érythréenne (Eritrean Defense Forces – EDF), les milices amhara et afar. De l’autre, les forces de défense du Tegray (TDF). Les forces gouvernementales ont dans un premier temps réussi leur engagement en mettant en place un gouvernement de transition et une occupation militaire. En juin 2021, les TDF ont repris une grande partie de leur territoire en chassant les autorités civiles et militaires imposées par le Premier ministre. Dans leur offensive, les forces tegréennes se sont approchées d’Addis Abeba, puis se sont repliées. Les combats avaient pratiquement cessé depuis la trêve de mars 2022[2] et l’aide humanitaire avait commencé à parvenir dans la région.
La volonté de Abiy Ahmed de mettre fin à cette guerre par un accord de paix et un grand dialogue national en signe de réconciliation s’est heurtée aux Tegréens et à leurs prérequis pour se lancer dans l’ouverture des discussions et donc une cessation des hostilités. Le Premier ministre veut un dialogue sans conditions préalables et le TPLF[3], qui représente la région-État du Tegray, estime que les services (eau, électricité, communications et services bancaires) dont ils sont privés depuis novembre 2020 doivent être rétablis avant toute discussion. Les positions étant diamétralement opposées, il était difficile de penser que la situation allait rester ainsi. Chaque camp a donc profité de cette trêve pour se reconfigurer, s’entraîner pour une reprise des combats et affiner sa stratégie pour les prochains mois.
Jeudi dernier, les rebelles ont annoncé une offensive conjointe effectuée par l’Éthiopie et l’Érythrée. Quel est le rôle de cet acteur dans le conflit au Tegray ?
L’Érythrée est un acteur essentiel du conflit et sur lequel compte beaucoup Abiy Ahmed. Sous couvert de l’Accord de paix de 2018, l’alliance entre les deux États a été scellée. L’Érythrée, par sa position stratégique, bloque le Tegray par le Nord et comme le Président Issayas Afeworki voue une haine farouche aux Tegréens depuis la guerre de 1998-2000, il est entré en guerre dès le début du conflit aux côtés du gouvernement fédéral. En jouant sur la soif de revanche du président érythréen, le gouvernement fédéral éthiopien s’est adjoint un allié sur la scène régionale même si ce pays est en marge de toute intégration régionale comme continentale et est le plus mauvais élève de l’Union africaine. Nous nous retrouvons face à la même situation qu’en novembre 2020 : le siège de la région est assuré par l’armée éthiopienne, les milices et les forces érythréennes. Les opérations conjointes ont déjà eu lieu par le passé et il n’est donc pas surprenant qu’elles soient encore d’actualité. L’implication de l’Érythrée dès 2020 montre que le principe de souveraineté intérieure clamé par Abiy Ahmed pour bloquer toute ingérence au début du conflit n’était qu’illusion. D’autre part, sur le plan militaire, sans l’apport des forces érythréennes et des milices afar et amhara, il est peu probable que les ENDF aient pu réussir à bloquer l’avance des TDF en novembre 2021.
Les rebelles tegréens semblent rapidement progresser dans la région Amhara en direction de la capitale Addis Abeba. Quels sont les objectifs des rebelles ? Seraient-ils tentés d’aller jusqu’à renverser le gouvernement ? En d’autres termes, jusqu’où ce conflit qui dure depuis deux ans peut aller ?
Faute de communications vérifiables de la part des deux belligérants, il faut rester prudent quant aux actions militaires en cours. La montée en puissance des forces fédérales peut indiquer une volonté de reprendre les combats ou de se prémunir d’une potentielle offensive tegréenne. Les TDF, quant à elles, desserrent l’étau en s’engageant dans les régions-États amhara et afar, mais restent vigilantes sur leur front nord. Le processus de paix restant bloqué, toutes les options sont sur la table. Néanmoins, il sera difficile pour les Tegréens de mener une offensive sur Addis Abeba comme ils l’avaient réalisée en octobre-novembre 2021. Tant que l’un des deux adversaires n’aura pas subi une lourde défaite, il y a peu de chances que le processus de paix soit relancé ou aboutisse dans des délais de court terme. Il faudra une volonté sincère des deux camps pour y arriver.
Les conditions ne sont pas actuellement réunies. La population tegréenne, afar et amhara va encore supporter le poids de cet engagement militaire qui après bientôt deux ans laissera des stigmates profonds. Dimanche prochain, l’Éthiopie débutera l’année 2015 (calendrier julien). Malgré la mise en service d’une deuxième turbine sur le site du Grand barrage de la renaissance, l’économie éthiopienne déjà frappée par la faible croissance, l’inflation, le marché noir est en outre très affectée par ce conflit et la situation internationale. La population souffre et accepte pour l’instant de survivre. L’annonce d’une ère nouvelle par Abiy Ahmed en 2018 (calendrier grégorien) ne s’est pas concrétisée. Les timides tentatives de la Communauté internationale et donc le ballet des envoyés spéciaux n’apporteront aucun souffle à la paix. Le nouvel An sera bien triste dans la majeure partie des foyers éthiopiens.
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[1] Alors que les élections à l’échelle du pays avaient été reportées en raison de la pandémie de Covid-19.
[2] Trêve unilatérale décrétée par le pouvoir central et acceptée par le TPLF.
[3] TPLF : Tegray ‘s People Liberation Front.