« Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul » – 4 questions à David Martinon
Un président élu avec 20 % des électeurs qui votent, une corruption généralisée des forces de sécurité démobilisées… L’issue était-elle inéluctable ?
Face à une situation aussi complexe, il faut se garder des analyses qui s’en remettraient à une seule cause pour la chute de la République islamique d’Afghanistan. Mais en effet, l’échec de la république résulte à n’en pas douter de l’incapacité des dirigeants afghans à installer une démocratie durable : les quatre élections présidentielles ont été massivement fraudées, ce que les Afghans ont bien compris. Sans surprise, ils se sont détournés des élections et ont cessé de croire à la supériorité du système démocratique. Quant à la corruption généralisée, elle a eu comme première conséquence la démoralisation de l’armée. Quand vous êtes un chef de section dans un avant-poste, ciblé toutes les nuits par les snipers talibans qui étaient dotés de lunettes de visée nocturne, que vous n’étiez pas payé, donc que vous ne pouviez pas nourrir votre famille, et que vous n’aviez ni nourriture ni munitions, l’enrichissement continu du président Ghani et de son entourage par la captation de la rente internationale – c’est-à-dire l’argent des contribuables occidentaux devenu l‘argent du peuple afghan – achève de vous décourager. De ce point de vue, la perte de combativité de l’armée afghane, à l’exception des forces spéciales, a été stupéfiante entre avril et août 2021. L’autre conséquence de la corruption, c’est que cette extraordinaire manne de l’aide internationale – selon les critères que l’on retient, entre 4 et 8 plans Marshall – n’aura pas tant que cela permis de développer le pays – on le voit depuis août 2021 – mais bien plutôt de stimuler le marché immobilier à Dubai.
Pour vous, la débâcle était certaine. Vous en aviez même prédit le terme, mais vos collègues européens ont été plus sceptiques…
Oui, mon échec est de n’avoir pas réussi à les convaincre que la république ne tiendrait pas après le départ des troupes occidentales – OTAN et alliés de l’OTAN. Ce n’est pas faute d’avoir répété mon point de vue et de les avoir informés avant, pendant et après des opérations d’évacuations de tous nos employés afghans entre mai et juin 2021. Je leur avais même proposé des places sur le vol spécial que la France avait mis en place pour l’évacuation anticipée de nos ressortissants, le 17 juillet 2021, soit un mois avant la chute de Kaboul. Aucune autre nation n’a souhaité en profiter.
Il y a plusieurs explications à cela. D’abord, une forme de biais cognitif : il est très difficile d’oser réfléchir à l’impensable, surtout quand les perspectives ainsi ouvertes ne sont pas plaisantes. Le consensus, voire le conformisme, est plus confortable. Ensuite, il y avait un biais psychologique : quand on a beaucoup, voire massivement investi dans un projet, en l’occurrence la construction d’un État démocratique et développé en Afghanistan, il est très difficile d’accepter que ce projet soit voué à l’échec. Ceci est également vrai dans le monde des affaires : il n’y a rien de plus dur que de savoir prendre la décision de « couper ses pertes ».
Il y a eu parfois de frictions avec les Américains…
La France était pourtant dans une position moins inconfortable que certains de nos autres grands alliés qui avaient toujours des contingents militaires importants dans le pays, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne à Mazar-e-Sharif ou l’Italie à Herat. Le retrait des forces françaises avait été décidé par le président Sarkozy dès 2012, accéléré par le président Hollande, et jamais remis en question par le président Macron. Notre empreinte était donc plus légère. De ce point de vue, il est incontestable que les États-Unis ont négocié pour tout le monde, avec des consultations plus formelles que substantielles avec leurs alliés, mais avec un impact plus limité pour nous que pour les autres, en dépit de notre engagement pendant dix ans.
Pour ma part, je n’oublierai jamais que c’est un équipage américain qui m’a héliporté hors de la zone verte à 18h46 le 15 août, juste avant que les talibans n’y entrent vers 18h50, avant qu’ils ne mettent à sac l’ancienne base de l’OTAN d’où nous venions de décoller. Je n’oublie pas non plus que ce sont les Marines et les parachutistes de la 82ème Airborne Division (celle qui libéra Sainte-Mère l’Église, pour mémoire) qui, par leur présence, ont assuré la sécurité de l’aéroport, ce qui nous a permis d’y opérer jusqu’au 27 août. Je n’oublie pas les 13 Marines qui sont morts dans l’attentat-suicide du 26 août – un kamikaze de l’État islamique au Khorasan, la branche afghane de Daech, s’était fait détonner à Abbey Gate, provoquant la mort de 196 personnes.
Cependant, il est vrai qu’il y a pu y avoir des frictions avec eux. Je pense à ce moment où les autorités militaires américaines refusaient que nous fassions entrer dans l’aéroport des Afghans, en raison de l’insécurité qui y régnait, pendant que Washington et Londres se félicitaient du succès de leurs opérations d’évacuations. Et à ces moments où les militaires américains et britanniques nous interdisaient de faire entrer ceux que la France voulait mettre en sécurité, ce qui par ailleurs était tout à fait compréhensible de leur point de vue, car lorsque vous avez 15 000 personnes devant un portail blindé, il est très difficile, à peine de créer de mortels mouvements de foule, de laisser entrer certains et pas d’autres. Mais les militaires américains ont aussi rapidement salué le succès de nos opérations, notamment lorsque nous avons exfiltré plus de 300 personnes de l’ambassade de France, seule restée ouverte en ville, ou lorsque nous avons organisé à distance un convoi de bus que nous avons su recueillir en sécurité grâce au travail rigoureux des diplomates protégés par les forces spéciales (le Commando parachutiste de l’Air n°10) et le détachement de sécurité de l’ambassade de France (des policiers issus de la Sécurité publique, des CRS et du Service de la protection) renforcé par mon escorte du RAID. Cette reconnaissance nous a donné une forme de crédit que nous avons utilisé pour d’autres opérations complexes.
Comment faire pour que dans des circonstances aussi dramatiques l’équipe de l’ambassade reste opérationnelle et soudée ?
Pour ma part, au moment de la chute de Kaboul, j’étais dans le pays depuis 33 mois, ce qui faisait de moi déjà le « doyen » du corps diplomatique et le « vice-doyen » de l’ambassade. Ce qui signifie que j’en étais à mon 33ème mois d’aguerrissement. Face au danger terroriste constant et divers, j’avais imposé que toute l’équipe s’entraîne à réagir à toute situation dangereuse. Nous avions établi et répété des procédures pour chacune d’entre elles : mines magnétiques sur les voitures, tirs de roquettes, explosions, attaques complexes, mitraillage d’un convoi. La clé, c’est le management par l’exemple. Je faisais exactement tout ce que je leur imposais. Nous vivions avec notre gilet pare-balles, nous savions nous poser à nous-mêmes notre garrot (qui ne nous quittait pas). Bref, cet aguerrissement nous a permis de garder la tête froide pendant ces événements. En outre, nous avions anticipé que Kaboul pouvait tomber comme une pierre, et que dans un tel contexte l’aéroport serait engorgé – parce qu’il était certain pour nous qu’il n’y avait aucun autre point de sortie du pays. Donc nous n’avons pas été surpris. Comme l’écrit Saint-Exupéry dans Pilote de guerre, ce qui fait le plus peur, dans une situation paroxystique, c’est l’inconnu. Pour le reste, je pense que l’équipe avait confiance en moi, ce qui m’a permis de leur en demander beaucoup plus que ce que leur lettre de mission ne prévoyait. Ils ont pratiqué non pas le dépassement de fonctions mais même le surpassement de fonctions, et ont montré le meilleur d’eux-mêmes : la force des valeurs républicaines, le cran, le dévouement et la débrouillardise. Ce fut ma très grande fierté de diriger cette équipe.