17.12.2024
Taïwan : la stratégie indo-pacifique des États-Unis à l’épreuve
Presse
21 août 2022
Dès le 4 août, Pékin a effectué des exercices aéromaritimes d’ampleur incluant des tirs de missiles balistiques – une démonstration de force qui a rappelé aux observateurs le scénario de 1995-1996, lors de la première crise majeure dans le détroit. Les manœuvres chinoises visaient alors à protester contre la visite aux États-Unis de Lee Teng Hui, à l’époque président de l’île, puis quelques mois plus tard à empêcher sa réélection. L’épisode avait suscité l’envoi de deux porte-avions américains par l’administration Clinton. Cette fois, Joe Biden n’aura dépêché qu’un seul porte-avions, et Taïwan a organisé des entraînements de défense – au demeurant programmés de longue date, selon ses responsables.
La surmédiatisation et la durée des exercices chinois entretiennent depuis début août une atmosphère de dramatisation et d’incertitude qui, au-delà de la région, retient l’attention internationale en raison de la tension sino-américaine qu’elle génère. Outre les menaces militaires, la Chine a fixé un coût diplomatico-économique élevé au déplacement de Nancy Pelosi, afin de prévenir des initiatives similaires : sanctions commerciales, interdiction de visites en Chine de personnalités taiwanaises et autres, suspension de nombreuses coopérations avec les États-Unis.
À ce stade, plusieurs questions se posent. Le statu quo précaire prévalant autour du détroit a-t-il été rompu ? Y a-t-il un infléchissement notable et durable de la part de Pékin ? Quelles perspectives se dessinent pour Taïwan, notamment dans le cadre de la stratégie indo-pacifique américaine, dont la tonalité anti-chinoise s’accentue ?
Pourquoi l’enjeu taiwanais est vital pour Xi Jinping
Entamées le 4 août pour trois jours, les manœuvres de l’Armée Populaire de Libération (APL) se sont donc poursuivies, y compris après le 15 août. Cette volonté d’entretenir la tension – tout en épuisant la défense taïwanaise puisque chacun de ces exercices met en alerte les forces de Taipei – illustre la détermination chinoise à affirmer ses droits sur l’île.
La Chine soutient que son attitude est « ferme, forte et appropriée », et vise à protéger sa souveraineté et son intégrité territoriale face aux « indépendantistes taiwanais » et à ce qu’elle estime être une « provocation américaine ». Ces positions reflètent des enjeux de politique intérieure et une intransigeance particulière de Xi Jinping qui rendent impossible toute résolution pacifique de la « question taiwanaise ». Xi Jinping doit soigner sa stature d’homme fort avant le 20ᵉ Congres du PCC à l’automne et une session plénière de l’Assemblée nationale populaire en 2023 où il devrait briguer un troisième mandat présidentiel de cinq ans (rappelons qu’il a été élu en 2013 et réélu en 2018).
Joseph Wu, le chef de la diplomatie de Taïwan, a dénoncé le choix chinois d’une approche hybride visant à préparer une invasion de l’île et mêlant exercices militaires, cyberattaques, intense campagne de désinformation et coercition économique.
Taïwan est d’autant plus à réduire qu’elle constitue pour Xi Jinping un contre-exemple politique dont la réussite économique, les capacités d’innovation technologique et le fonctionnement démocratique jettent une ombre sur le modèle chinois. La dénonciation des velléités d’indépendance de Taïwan et les menaces répétées à l’encontre de la présidente Tsai depuis son arrivée au pouvoir en 2016 s’apparenteraient même à un aveu de faiblesse aux yeux d’une opinion publique ultra-nationaliste. Celle-ci ne peut que constater la résilience de Taïwan, y compris face au Covid-19, contrairement à la Chine, et ne comprend pas que l’île ne soit pas à la merci de l’APL.
L’internationalisation et la quête de soutien de Taïwan
La situation est cependant plus complexe qu’il n’y paraît en raison du changement de perception internationale et d’une lecture nouvelle du statut de Taïwan, qui a su habilement mettre en avant sa nature démocratique.
Nancy Pelosi, dont l’hostilité à l’égard du régime communiste chinois est connue, a bien perçu cette évolution que sa visite visait entre autres, à mettre en exergue. À l’heure de la guerre d’agression russe en Ukraine, la résolution de l’île à défendre son système politico-économique et sa liberté face à un adversaire aux moyens largement supérieurs résonne différemment.
Sans franchir la ligne rouge de l’indépendance, Taïwan a su, au fil des ans, se créer un relatif espace diplomatique, alors que le sentiment d’identité nationale grandissait. Le nombre de visites de haut niveau à Taipei s’est multiplié : autorités américaines, parlementaires européens, sénateurs français ne craignent pas de se rendre sur l’île et d’y rencontrer sa présidente.
Les bureaux de représentation de Taïwan, dont le dernier a ouvert à Vilnius en 2021, s’apparentent à des ambassades. Si l’île reste exclue de l’ONU, de la Banque mondiale, de l’OMS ou du FMI, elle a pu intégrer l’OMC. Joe Biden a avalisé cette stratégie de normalisation en invitant des représentants de l’île au Sommet virtuel de la démocratie de décembre 2021.
Il serait illusoire d’opposer le « soft power » de Taïwan au « hard power » chinois. Toutefois, le démantèlement brutal de la démocratie à Hongkong et le traitement de la question ouïghoure ont altéré l’image de la Chine, et contribué à renforcer le statut moral de Taïwan. Face au Covid-19 et aux effets de la guerre en Ukraine, Taïwan a démontré son efficacité et son rôle moteur dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Il devient difficile aux tenants d’un discours dénonçant les autocraties et leur recours à la force, comme les États-Unis, l’Union européenne ou le G7, de ne pas s’engager plus activement dans un soutien – diplomatique, politico-économique ou militaire – au régime de Taipei.
Taïwan, bastion maritime de l’indo-pacifique américain
Interrogé à plusieurs reprises sur la possibilité d’une intervention militaire pour défendre Taïwan en cas d’attaque chinoise, Joe Biden a répondu par l’affirmative, dissipant partiellement la politique américaine d’« ambiguïté stratégique ». Celle-ci consiste à aider Taïwan à construire et à renforcer ses défenses, mais sans promettre explicitement d’agir en cas d’agression. Selon le Taïwan Relations Act, adopté par le Congrès en 1979, Washington est tenu de vendre des armes à Taïwan afin qu’elle puisse assurer sa défense face à la puissante APL. Pour autant, est-ce aujourd’hui suffisant ?
Le recours à la force russe contre l’Ukraine fait craindre un scénario similaire en Asie, où la Chine se montre intraitable sur la revendication de ses frontières maritimes. Le regain d’instabilité dans le détroit de Taïwan a donné des arguments aux partisans d’une plus grande clarté sur la nature de l’engagement américain, dont l’Australie et le Japon.
Ces pays, qui entretiennent des relations tendues avec Pékin, s’inquiètent de l’impact de la crise en cours sur la stratégie indopacifique que l’administration Biden promeut activement dans la région et qu’ils soutiennent. Ils doutent que les États-Unis soient en position de faire face seuls à un conflit de haute intensité en Asie au vu de leur investissement en Ukraine face à la Russie.
Le Japon se sent particulièrement vulnérable. Les cinq missiles chinois tombés dans ses eaux le 5 août lui font craindre que Pékin ne vise à terme ses intérêts économiques et militaires ou les bases américaines à Okinawa. Tokyo, déjà confronté à de fréquentes incursions navales chinoises autour des îlots Senkaku, à une centaine de kilomètres de Taïwan, et aux prises avec la Russie sur la question des territoires du Nord (îles Kouriles pour Moscou) se sent devenir une cible potentielle de l’APL dans le cadre des opérations de celle-ci autour de Taïwan.
La stratégie indo-pacifique des États-Unis pourrait trouver ses limites face à la détérioration de la situation dans le détroit. Cette stratégie vise en effet à contenir l’expansion régionale chinoise, notamment dans le domaine maritime, à renforcer la sécurité maritime régionale et à préserver la liberté de mouvement de l’US Navy et de ses alliés et partenaires. Or, la liberté de navigation et la sécurisation des grandes voies maritimes internationales, au cœur de cette stratégie, apparaissent menacées par la poussée chinoise en mer de Chine méridionale et orientale et, à terme, dans le détroit de Taïwan qui ouvre l’accès au Pacifique. Celui-ci, siège à Hawaï du commandement interarmées américain pour l’Indo-pacifique, l’USINDOPACOM, et zone de déploiement de la VIIe flotte, constitue un théâtre où les États-Unis possèdent une forte empreinte stratégique.
Le QUAD et l’AUKUS face à la Chine
L’ambition chinoise de s’étendre de l’océan Indien jusqu’au Pacifique océanien en y déployant son projet de Routes de la Soie (Belt and Road Initiative) explique l’investissement de l’administration Biden au sein de nouveaux mécanismes de coopération stratégique multidimentionnellecomme le QUAD et l’AUKUS.
En mai dernier, les membres du QUAD (États-Unis, Japon, Australie, Inde) ont décidé de renforcer leur coopération politico-militaire et d’investir massivement dans l’innovation et les nouvelles technologies pour répondre au défi chinois. Nul doute que Taïwan, qui domine l’industrie des semi-conducteurs, y a toute sa place. De la même façon, la construction de sous-marins nucléaires d’attaque pour l’Australie – objet du partenariat AUKUS (États-Unis, Australie, Royaume-Uni) – vise à renforcer le dispositif de dissuasion américain face aux capacités anti-accès de l’APL.
Ces arrangements qui se superposent aux alliances traditionnelles que les États-Unis entretiennent en Indo-Pacifique ont vocation à rééquilibrer le rapport de forces et la compétition capacitaire entre les États-Unis et la Chine. Il reste à voir s’ils aboutiront rapidement à la constitution d’une coalition capable d’opérer dans le détroit de Taïwan et plus largement de maintenir la sécurité maritime et la liberté de navigation dans l’Indo-Pacifique.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.