17.12.2024
Les espaces maritimes, nouveaux territoires de la sécurité internationale
Presse
29 juin 2022
Avec un accent mis sur la connectivité maritime et sur la liberté de navigation, le concept d’Indo-Pacifique est l’illustration la plus récente de l’importance des espaces maritimes au sein des relations internationales. Si, pour certains États, les rivalités de puissances se sont déplacées en mer, pour d’autres, l’horizon au-delà des côtes est devenu une source de croissance et de richesse qu’il faut pouvoir protéger. En effet, au moment où nombre de pays découvrent la valeur de leur « économie bleue », ils en réalisent les fragilités, qu’il s’agisse de l’amenuisement des stocks halieutiques ou de l’impact des dérèglements climatiques sur la santé des océans. Quel que soit l’objectif recherché, la sécurisation des espaces océaniques et une meilleure gouvernance maritime sont à l’ordre du jour.
La « navalisation » des mers, c’est-à-dire l’accent mis par beaucoup d’États sur le développement de marines modernes, est l’expression la plus visible de ces prises de conscience. Dans un contexte de concurrence accrue pour l’accès aux ressources et le contrôle des principales voies de communications maritimes, la Chine a rapidement développé ses capacités navales grâce à un effort de construction sans précédent.
Mais, au-delà des questions de prestige et d’acquisitions de projection de puissance qui sont le propre des marines de guerre, on assiste à la création et à l’essor de flottes de garde-côtes chargées de la police maritime et de la lutte contre la criminalité en mer. En effet, les ressources qui se trouvent sous la surface de l’océan sont de plus en plus menacées de surexploitation. La pêche illégale dévaste les stocks mondiaux déjà réduits et pourrait bientôt constituer une source non négligeable de crise. En mer de Chine méridionale, la concurrence pour les droits de pêche ainsi que pour les réserves de pétrole et de gaz offshore constitue l’un des principaux facteurs de tensions et de conflits.
Le domaine maritime met en évidence les tensions entre la souveraineté nationale et les défis transnationaux, entre les régions littorales de l’océan en tant que zones économiques exclusives et la haute mer en tant que bien commun mondial. Il s’y greffe désormais la question des grands fonds et de leur exploitation.
Au final, on observera que le domaine maritime, si longtemps sous-estimé dans la couverture des affaires internationales, occupe pourtant une place décisive dans la diplomatie bilatérale, régionale et multilatérale. Au moins quatre problématiques majeures liées à l’insécurité maritime se détachent dans la hiérarchie des préoccupations des principaux acteurs et usagers de la mer : la territorialisation des espaces maritimes, la navalisation et les dynamiques globales de réarmement naval, tout comme la persistance de la piraterie et du brigandage maritime en parallèle au développement d’une criminalité bleue transnationale où l’impact du changement climatique sur les océans tient une place grandissante.
La territorialisation des mers
Aussi variées que communes, les tensions portant sur l’accès et l’usage du milieu maritime ont pris une importance croissante dans les stratégies nationales des États. Elles sont à l’origine du développement des principaux outils et acteurs tant civils que militaires de la sécurité en mer. Nationalisme bleu et crispations sur l’exploitation des ressources maritimes — poissons, minéraux, énergies — ont le potentiel de multiplier les zones de tensions, à la faveur de revendications abusives et d’expansions territoriales non fondées en droit.
La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), qui fête ses 40 années d’existence en 2022, a pourtant instauré des règles permettant de délimiter les espaces maritimes ainsi que les droits et obligations des États côtiers. Il faut admettre que celles-ci sont complexes et certains États comme le Brésil, l’Inde ou la Chine en ont adopté des interprétations diverses.
La CNUDM distingue trois types de territoires en mer : les eaux territoriales, qui s’étendent sur 12 milles marins à partir de la côte, et qui s’accompagnent d’un droit de « passage inoffensif » pour les navires de pavillons étrangers ; une zone de police contiguë, qui s’étend sur 12 milles supplémentaires ; une zone économique exclusive (ZEE), qui s’étend jusqu’à 200 milles marins (soit 370 km) du littoral. La délimitation de ces frontières liquides figure au premier plan des questions qui alimentent les différends.
Cette tendance à l’appropriation fait que le principe de la liberté des mers, prônée par le juriste hollandais Grotius au XVIIe siècle, apparait de plus en plus contestée. La CNUDM s’est pourtant efforcée de trouver un compromis entre ce principe et les États côtiers soucieux d’affirmer leur souveraineté sur leurs espaces maritimes. Ainsi, si la liberté de navigation en haute mer a pu être préservée, la mise en place de délimitations maritimes a favorisé des litiges entre États désireux d’accroitre leur potentiel économique et stratégique et favorisé un phénomène de territorialisation des mers.
Autres espaces maritimes très convoités, les grands fonds représentent un enjeu géopolitique de taille. La France s’est dotée d’une stratégie de grands fonds en février 2022 (1) comme l’ont fait avant elle la Chine, les États-Unis ou le Royaume Uni. Ce document souligne qu’il n’est pas seulement important de pouvoir intervenir à de très grandes profondeurs, mais également de pouvoir surveiller ce qui s’y passe, en particulier autour des câbles sous-marins et des ressources minérales. Comme l’espace et le cyberespace, les profondeurs représentent un champ de conflictualité potentielle. De par les ressources naturelles qu’elles recèlent — dont les métaux rares —, elles suscitent de plus en plus de convoitises.
Navalisation et rivalités de puissance en mer
Les pays du monde entier améliorent leurs marines et intensifient leurs activités en mer. Cela inclut la Chine, qui a réalisé en très peu d’années des avancées qualitatives et quantitatives de son outil naval, mais aussi l’Inde, le Japon, la Corée du Sud ou la Turquie. La tendance est à la production d’unités polyvalentes intégrant les nouvelles technologies critiques (drones, robotique, intelligence artificielle) appelées à être mises en œuvre dans les conflits du futur.
La Chine appartient désormais au groupe restreint des marines disposant de porte-avions — un troisième sera bientôt mis à l’eau — et de sous-marins nucléaires. Les réalisations chinoises et la mise en œuvre de stratégies anti-accès cherchent notamment à affaiblir la dissuasion militaire des États-Unis dans la région, ce qui a conduit certains États à s’interroger sur la capacité d’intervention de Washington en cas de conflit de haute intensité impliquant la Chine. Le scénario d’une crise dans le détroit de Taïwan est dans de nombreux esprits depuis l’agression russe de l’Ukraine. Ces rivalités incluent des efforts pour obtenir l’accès à des ports et à des facilités de stationnement, car si pour l’heure la Chine ne possède qu’une seule base navale à l’étranger avec Djibouti, elle s’efforce, comme la Russie ou l’Inde, d’étendre sa présence dans l’Indo-Pacifique. Fait nouveau, elle propose des partenariats économico-sécuritaires aux États du Pacifique Sud, dont certains sont peu disposés à amorcer une coopération policière ou dans le domaine de la sécurité maritime avec Pékin.
Cette recherche du statut de puissance navale va au-delà d’ambitions étatiques et touche l’Europe, elle-même soucieuse de s’affirmer comme un acteur global de la sécurité maritime. Elle a d’ailleurs réussi à se construire une légitimité dans ce domaine. Elle peut s’appuyer sur sa stratégie de sûreté maritime (SSMUE) adoptée en 2014 et sur le plan d’actions, révisé en 2018, qui en découle. L’Union européenne s’est également dotée de stratégies régionales, dont celle sur le golfe de Guinée, puis en 2021 sur l’Indopacifique, suivant en cela l’exemple d’États membres comme la France, l’Allemagne et les Pays Bas. L’Union européenne s’est déjà montrée capable de mobiliser efficacement des moyens d’actions, face aux trafics en tous genres par voie maritime (migrants, armes, stupéfiants). Elle reste d’ailleurs engagée face à la piraterie et à l’insécurité maritime dans l’Ouest de l’océan Indien, où l’opération « Atalante » déployée depuis 2008 lui permet d’élargir ses partenariats grâce à une diplomatie navale très active.
La persistance du phénomène de piraterie et de brigandage maritime
Les dernières statistiques publiées par le MICA Center (2), organisme dépendant de la Marine nationale et basé à Brest, montrent que la piraterie reste un enjeu maritime récurrent. Les États s’efforcent de développer des coopérations et de collaborer pour s’attaquer à ce problème, mais il se révèle difficile à éradiquer dans la mesure où les solutions de long terme se trouvent à terre. Bien que la piraterie ait globalement diminué dans le monde, avec un total de 317 actes de piraterie et de brigandage maritime en 2021, le phénomène reste préoccupant en Indo-Pacifique, notamment dans le détroit de Singapour, qui totalise 57 incidents, auxquels s’ajoutent les 14 survenus dans les eaux philippines.
La piraterie au large de l’Afrique de l’Ouest a attiré l’attention internationale au début des années 2010, alors que l’activité des pirates au large de la Somalie et de la Corne de l’Afrique commençait à faiblir. Lorsque la crise en Afrique de l’Est a décru — grâce à une combinaison de patrouilles navales internationales, de personnel de sécurité privé et de réformes des systèmes judiciaires régionaux —, le phénomène a paru se déporter dans le golfe de Guinée où, après le siphonnage du pétrole, des prises d’otage contre rançon se sont développées. Une grande partie de l’activité en Afrique de l’Ouest est en fait classée dans la catégorie des vols à main armée en mer, plutôt que dans celle de la piraterie, car elle se déroule essentiellement dans les eaux territoriales des États, alors que la piraterie se déroule par définition dans les eaux internationales.
Dans le golfe de Guinée comme dans d’autres régions du monde, on trouve la crainte que des organisations terroristes régionales imitent les pirates du delta du Niger et adoptent leurs tactiques, en particulier Boko Haram. En Asie du Sud-Est, des groupes extrémistes se sont tournés vers la piraterie, comme Abu Sayyaf, un groupe philippin lié à l’État islamique, qui a attaqué des navires dans les mers de Sulu et des Célèbes et pris des membres d’équipage ou des passagers contre rançon.
Dans ce schéma, criminalité et pauvreté s’auto-alimentent et les communautés côtières en subissent les conséquences. La piraterie et les vols à main armée privent les régions côtières d’opportunités de développement socio-économique et d’infrastructures. Elles entravent les économies régionales en perturbant des industries essentielles comme la pêche et le tourisme, tout en augmentant le coût de la vie. Ces coûts économiques, associés à des possibilités d’emploi déjà limitées, créent un cycle de criminalité qui est à la fois une cause et un sous-produit de la piraterie et des vols à main armée.
L’essor de la pêche illégale et de la criminalité bleue
La criminalité bleue (3) recouvre diverses activités illicites tant la mer est un moyen de transport qui se généralise, avec comme corollaire l’accroissement de nombreux trafics : drogues, êtres humains, armes, contrefaçons, espèces marines protégées.
La pêche illicite, non déclarée et non règlementée, constitue un fléau. Elle affaiblit les stocks halieutiques et les écosystèmes marins et son impact économique reste préoccupant. Elle prive les communautés de pêcheurs de revenus, d’emplois et peut menacer la sécurité alimentaire de toute une population. Le phénomène représente près de 20 % des captures annuelles mondiales. Un poisson sur cinq pêché dans le monde est capturé illégalement (4), ce qui mine les efforts pour s’attaquer officiellement aux problèmes de surpêche. Pourtant, les stocks mondiaux de poissons ayant diminué de près de 50 %, la pression est de plus en plus forte pour s’attaquer à la surpêche et aux gouvernements qui l’encouragent.
La pêche illégale découle généralement d’une gouvernance locale faible, mais aussi d’une carence en moyens de surveillance et de contrôle des espaces maritimes. L’insécurité face à des flottilles de pêches clandestines accentue ces dysfonctionnements qui, de façon globale, requièrent la mise en place d’équipements permettant une meilleure connaissance du domaine maritime, des moyens d’échanges d’informations mais aussi la formation de personnels spécifiques au sein d’agences maritimes spécialisées.
La flotte chinoise de pêche en eaux lointaines est de loin la plus importante au monde et opère dans toutes les régions du globe. En plus de répondre à une demande alimentaire, ces navires sont utilisés à l’étranger à des fins stratégiques. La Chine s’est toutefois efforcée d’améliorer son image de puissance maritime responsable. Pékin a instauré certains changements, notamment des réglementations plus strictes sur l’utilisation de pavillons de complaisance par les navires chinois. Mais la Chine continue de subventionner les opérations de la flotte de pêche en eaux lointaines, ce qui représente une menace importante pour la durabilité des ressources océaniques.
Publié sur Areion24news.
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Notes
(1) https://www.defense.gouv.fr/actualites/armees-se-dotent-dune-strategie-ministerielle-maitrise-fonds-marins
(2) Maritime Information Cooperation and Awareness Center, « Bilan annuel 2021 : Sureté des espaces maritimes » (https://www.mica-center.org/publications/).
(3) C. Bueger, T. Edmunds, « Blue Crime : Conceptualising transnational organised crime at sea », Marine Policy 119 , 2020 (http://bueger.info/wp-content/uploads/2020/08/Bueger-and-Edmunds-2020-Blue-Crime.pdf).
(4) Global Fishing Watch (https://globalfishingwatch.org/commercial-fishing/).