19.11.2024
Présidentielle en Colombie : les enjeux d’une victoire historique de la gauche
Interview
27 juin 2022
Gustavo Petro succédera donc à Ivan Duque le 7 août prochain, ayant obtenu 50,44 % des voix au second tour de la présidentielle, dimanche 19 juin, face à l’indépendant Rodolfo Hernandez. Pour la première fois de son histoire, la Colombie a ainsi élu un homme issu de la gauche de l’échiquier politique. En quoi cette victoire de la gauche colombienne aux élections est-elle historique ? Quels seront les objectifs politiques du gouvernement de Gustavo Petro ? Quel est l’impact de ce bouleversement politique sur l’Amérique latine ? Le point avec Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, en charge du Programme Amérique latine/Caraïbe.
En quoi la victoire de la gauche colombienne aux élections est-elle historique ?
Elle est historique à plusieurs titres. Tout d’abord, c’est la première fois que la gauche arrive au pouvoir dans l’histoire du pays depuis son indépendance. Par ailleurs, Gustavo Petro, dont la trajectoire politique remonte aux années 1980, est le président le mieux élu de toute l’histoire des élections présidentielles colombiennes. En effet, il est le seul à avoir obtenu plus de 11 millions de voix à un tel scrutin (mobilisant 50,44% des suffrages exprimés). Avant lui, son prédécesseur de droite Ivan Duque avait été élu en 2018 avec plus de 10,3 millions de voix. Notons que Rodolfo Hernandez, qui a annoncé après sa défaite qu’il allait, aux côtés de sa candidate à la vice-présidence Marelen Castillo, intégrer le Sénat en tant qu’opposants au futur gouvernement, entre également dans l’histoire électorale colombienne. En effet, lui aussi bat un record : celui du finaliste à une élection présidentielle ayant obtenu le plus de voix (10,5 millions, 47,3%). Cela le situe lui aussi au-dessus de l’uribiste sortant Ivan Duque. Les deux candidats ont en fait bénéficié de la poussée de participation au vote enregistrée lors du second tour du 19 juin. Plus de 58% des Colombiens ont participé, le taux le plus haut depuis un demi-siècle.
La victoire de Gustavo Petro s’explique d’abord par ce sursaut de participation. Entre les deux tours (le premier s’était tenu le 29 mai), il a réalisé un gain de plus de 2,5 millions de voix qui lui a permis de mettre en échec le « tout sauf Petro » organisé dès le soir du premier tour autour de la candidature de l’excentrique Rodolfo Hernandez, soutenu par la droite et le centre dans un premier temps. Parmi ces électeurs se trouvent essentiellement les jeunes et de nombreuses femmes.
Cette élection a clairement indiqué un rejet du système politique en place d’une manière générale et de ses représentants traditionnels en particulier. Dans ce contexte, la victoire de Gustavo Petro incarne avant toute chose l’existence d’un désir, d’une disponibilité, au sein de la société colombienne pour un vaste renouvellement démocratique du pays. Elle exprime une aspiration au changement en général et à un changement des mœurs et des pratiques politiques en particulier, ainsi qu’à la paix dans un pays meurtri par des décennies de conflit armé, de violences politiques, le narcotrafic et la corruption.
Son élection, enfin, est historique, car elle permet celle, pour la première fois encore dans l’histoire du pays, d’une vice-présidente noire, afro-descendante, militante de la défense de l’environnement et des droits humains, issue de la côte pacifique du sud du pays : Francia Marquez. Cette dernière a émergé comme un phénomène politique durant la campagne.
Cette élection révèle deux Colombie toujours polarisées. Une de l’intérieur, rurale, des petites villes, conservatrice et une des grandes villes (Petro arrive en tête dans quatre des cinq plus grandes du pays), des côtes (caribéenne, pacifique) et des zones frontalières acquises au nouveau président. La relation entre ces deux parties du pays continuera de déterminer les évolutions politiques à venir durant le mandat du nouveau président (2022-2026).
Quels seront les objectifs politiques du gouvernement de Gustavo Petro et de la vice-présidente Francia Marquez pour faire face à la crise sociale en Colombie ?
Gustavo Petro est un réformiste. Il veut assainir la vie politique et démocratique du pays (par l’accomplissement réel de la paix promise par l’Accord de 2016) et impulser une série de réformes sociales. Son projet, nourri des vagues de mouvements sociaux qui se sont levées dans le pays en 2019 et 2021, est de bâtir en Colombie un État social qui n’existe pas pour permettre à la population l’accès à des droits collectifs (santé, retraite, éducation, travail, etc.) et individuels (minorités discriminées). Pour ce faire, il doit réformer un système fiscal particulièrement régressif, injuste et dysfonctionnel et affirme que sa réforme fiscale permettra de mobiliser 12 milliards de dollars qui viendront financer ses programmes et les politiques publiques de l’État. Il souhaite aussi, avec Francia Marquez, engager des transformations de l’appareil productif du pays, défi singulièrement délicat et compliqué. Mener à bien un tel chantier les exposera à une hostilité farouche de nombreux intérêts nationaux, licites et illicites, et internationaux. Petro affirme qu’il faut sortir le pays de son modèle « extractiviste » basé sur l’exploitation et l’exportation de ses ressources naturelles et agricoles sur les marchés internationaux pour aller vers une économie à haute valeur écologique, circulaire et garantissant la souveraineté productive, alimentaire, énergétique, etc., de la Colombie. Une économie productive et de la connaissance favorisant la montée en gamme de la force de travail colombienne. Le nouveau président souhaite inscrire sa politique économique dans le cadre des travaux et des recommandations de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal).
Gustavo Petro veut également engager ce qu’il appelle une « transition » politique : passer d’une société en conflit à la paix. Pour ce faire, il veut repenser le rôle de l’armée dans la société. Selon lui, il faut dissocier la police de l’armée (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui), sortir la première de la corruption, inclure la deuxième dans le projet de transition (en l’associant au projet politique et économique) et organiser progressivement un « démantèlement pacifique » du narcotrafic. Petro veut dans cette perspective revoir le cadre des accords bilatéraux en matière d’extradition qui lient son pays aux États-Unis de sorte à engager ces derniers dans une révision de leur approche de la question de la lutte contre les drogues.
Ces réformes peuvent être explosives dans un pays comme la Colombie et provoquer de puissantes réactions hostiles. C’est pourquoi la première tâche du nouveau tandem présidentiel est de consolider la base sociale et politique du futur gouvernement. C’est l’objet de l’« accord national » promu par le nouveau président élu. Ce dernier souhaite construire une coalition politique élargie permettant d’impulser certaines réformes (fiscale, sociales) depuis l’exécutif, mais également au Congrès où le « Pacte historique », bien que première force politique, ne dispose pas de majorité. Aujourd’hui, plusieurs forces ont déjà répondu favorablement : l’Alliance Verte et l’influent Parti libéral notamment, ainsi que les représentants du Parti de La U (liés à l’ancien président Juan Manuel Santos). Avec cet appui – qui oblige Gustavo Petro à passer une alliance avec des partis plus modérés et issus de « l’ancien système » -, le gouvernement dispose déjà de 54 voix sur 108 au Sénat (à une voix d’une majorité) et d’une majorité à la Chambre des représentants (95 sur 188). D’autres personnalités et groupes politiques pourraient rejoindre cet accord dans les prochaines semaines, avant la prise de fonction du nouveau président prévue le 7 août.
Quel devrait être l’impact de ce changement politique sur l’Amérique latine ? Cette victoire inquiète-t-elle les États-Unis ?
L’élection de Gustavo Petro est une nouvelle victoire pour les progressistes en Amérique latine, dans le pays qui est l’allié central traditionnel des États-Unis dans la région et la troisième puissance de cette dernière. Cette victoire s’ajoute à celles d’Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO) au Mexique, d’Alberto Fernandez en Argentine, de Luis Arce en Bolivie, de Gabriel Boric au Chili ou de Pedro Castillo (plus difficile à situer aujourd’hui dans cette « famille » politique) au Pérou ces dernières années. Si le Brésil choisit l’ancien président Lula face à Jair Bolsonaro en octobre prochain, des perspectives nouvelles s’ouvriront pour tous ces dirigeants avec en ligne de mire la possibilité de relancer des initiatives plus fortes d’intégration régionale aujourd’hui en souffrance, notamment du fait du retrait de Jair Bolsonaro de ces problématiques.
Cette orientation n’apparaît pas aujourd’hui au cœur des discours de Gustavo Petro, mais elle fait indéniablement partie de sa feuille de route. Gustavo Petro vise pour ce début de mandat deux priorités : normaliser les relations de la Colombie avec le Venezuela de Nicolas Maduro – les deux dirigeants se sont parlés le 23 juin pour aborder ce thème et confirmer leur volonté de rouvrir la frontière entre les deux pays – et engager une nouvelle relation avec Washington – « plus égale » selon les termes de Gustavo Petro – sans toutefois ouvrir un front direct avec la première puissance mondiale.