ANALYSES

Nucléaire et négociations : l’Iran au bord de la rupture ?

Interview
24 juin 2022
Le point de vue de Thierry Coville


Pour la première fois depuis 2020, le Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a voté une résolution rappelant formellement à l’ordre Téhéran, après la découverte de traces d’uranium dans trois sites non déclarés aux gendarmes du nucléaire. Alors que les négociations avec les États-Unis s’enlisent, la hausse des prix combinée à l’effet des sanctions attisent les tensions politiques et sociales en Iran. Le point avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS spécialiste de l’Iran.

Après des mois de négociations indirectes à Vienne, un accord était sur le point d’être trouvé. Quel est l’état actuel des négociations sur le nucléaire iranien ? Quelles sont les solutions possibles ?

Les derniers éléments dont on dispose semblent montrer que les négociations sont bloquées.

La grande majorité des parties est d’accord pour que les États-Unis reviennent dans l’accord de 2015. Néanmoins, la demande des Iraniens de sortir les pasdarans de la liste des organisations terroristes définie par Washington bloque les négociations. Les États-Unis ne veulent pas revenir sur ce point et expliquent qu’il s’agit d’une sanction qui n’est pas directement liée à l’accord sur le nucléaire de 2015. Pour qu’ils « sortent » les Pasdarans de la liste des organisations terroristes, il faut donc que la position de l’Iran change sur des sujets qui ne sont pas liés à l’accord, comme la politique balistique iranienne ou la politique régionale de l’Iran. Or, il n’est pas question pour l’Iran d’inclure ces points dans les négociations sur le nucléaire, notamment pour le courant radical soutenant le gouvernement d’Ebrahim Raïssi.

Donc, pour avoir un accord, il faut qu’une des deux parties recule sur ces questions-là. Aux États-Unis, Joe Biden semble contraint par des questions de politique intérieure en prévision des élections de midterms : on a l’impression qu’il ne peut absolument pas reculer sur ce sujet, car cela donnerait un signal politique en interne de faiblesse vis-à-vis de l’Iran. En Iran, il s’agit d’une question de fierté nationale, les courants politiques qui sont actuellement au pouvoir étant de plus très liés aux pasdarans. Des tentatives européennes pour débloquer la situation n’ont manifestement pas abouti. De même pour le Sultanat d’Oman et le Qatar qui ont essayé de jouer les médiateurs entre l’Iran et les États-Unis sans parvenir à des résultats probants. Les pronostics semblent actuellement plutôt pessimistes même si l’on sait que par le passé, le dossier du nucléaire iranien est passé par des hauts et des bas. Il faut donc espérer que le pragmatisme s’imposera et que la diplomatie permettra de trouver une solution.

Quant aux solutions alternatives à un retour de Washington dans l’accord, elles semblent assez dangereuses et risquées. Les États-Unis parlent d’une aggravation des sanctions contre l’Iran et viennent de prendre des sanctions à l’égard des sociétés chinoises et émiraties dans le cadre de nouvelles sanctions contre Téhéran. Cependant, les sanctions américaines n’ont pas permis pour l’instant d’aboutir à un accord avec l’Iran et ont davantage radicalisé le gouvernement iranien. Pourquoi cela changerait-il ? Quant à l’hypothèse d’une action militaire contre les installations nucléaires iraniennes, évoquée régulièrement par Israël, on entrerait alors dans l’inconnu et cette alternative serait plus que dangereuse. À nouveau, il faut espérer que les deux parties fassent preuve de pragmatisme et qu’une solution diplomatique soit trouvée à cette crise.

Israël est un des premiers opposants à cet accord sur le nucléaire iranien et les deux pays n’hésitent pas à se mener une guerre de l’ombre (cyberattaques, attaques en mer, accusations d’assassinat, etc.). Israël vient d’appeler ses ressortissants à quitter la Turquie par crainte d’attaques de l’Iran. Est-ce une crainte crédible ? Cette “guerre de l’ombre” pourrait-elle dégénérer davantage ? Quelle est la stratégie israélienne ?

Effectivement, il y a eu un certain nombre d’assassinats de hauts responsables des pasdarans ou des personnes impliquées dans le programme d’armement iranien. Des actions israéliennes ayant très rapidement été évoquées en Iran, Téhéran a tout de suite annoncé que le pays se vengerait. Par conséquent, la réaction israélienne a été de craindre des actions contre des touristes israéliens en Turquie.

La question sur la stratégie israélienne est importante parce qu’on a quand même du mal à la comprendre. Le gouvernement israélien précédent était contre l’accord de 2015 : Netanyahu, en cohérence avec cet objectif, a tout fait pour convaincre Donald Trump de sortir de cet accord. On peut rappeler à ce propos que la sortie de l’Iran de l’Accord de 2015 depuis la mi-2019 est la conséquence directe de la sortie des États-Unis de l’Accord en mai 2018. Le gouvernement israélien actuel est tout de même moins opposé à l’accord de 2015. Cependant, à force d’évoquer sans arrêt le possible recours à une action militaire contre l’Iran tout en y menant des actions en qui contribuent à encore plus radicaliser le pouvoir iranien en place, on peut se demander si le gouvernement israélien actuel est réellement en faveur d’un retour des États-Unis dans l’accord de 2015.

Alors que les tensions politiques s’accentuent, la pauvreté de la population iranienne s’aggrave. Quel est l’état du débat en Iran ? Quel est l’impact des négociations sur la population ?

La situation sociale en Iran est catastrophique avec une inflation d’ores et déjà élevée depuis 2018. De plus, le gouvernement iranien a mis en place des mesures en mars 2022 pour supprimer un certain nombre de subventions basées sur l’utilisation du taux de change subventionné de 1 dollar à 4200 tomans pour importer un certain nombre de biens, contribuant ainsi à accroître le prix de certaines denrées dans le pays. En échange, le gouvernement iranien a prévu d’augmenter les versements en liquide pour aider les populations concernées à faire face à ces hausses de prix. Cependant, au total, on constate une accélération de la hausse des prix pour un certain nombre de produits dans un pays où l’inflation s’élevait déjà à 40%. On imagine bien que les conséquences sociales sont dramatiques.

Les tensions s’exacerbent : de nombreuses catégories sociales sont dans la rue et le moindre incident donne lieu à des critiques du système politique. L’effondrement d’une tour récemment à Abadan, liée à des questions de corruption, a suscité la colère des Iraniens contre le guide suprême.

L’Iran est donc plongé dans une crise économique et sociale profonde depuis 2018. On peut noter toutefois que les revenus pétroliers de l’Iran du fait de la hausse des achats de la Chine et de la hausse des prix (sortie de la crise du Covid, guerre en Ukraine) progressent depuis 2020, mais cela n’a pas permis pour l’instant de limiter l’inflation. Au sein de l’opinion publique, de nombreuses forces modérées demandent une politique étrangère qui puisse prendre en compte cette situation délicate, autrement dit, que l’Iran soit peut-être plus pragmatique dans sa manière de gérer les négociations sur le nucléaire. Pour l’instant, on a un gouvernement iranien qui reste sur ses positions, si l’on se réfère aux dernières déclarations d’Ebrahim Raïssi, le président iranien, après l’annonce de nouvelles sanctions américaines. Toutefois, le pouvoir iranien a déjà fait preuve de pragmatisme dans le passé. On verra si c’est le cas face à cette crise économique et sociale qui frappe le pays. Pour l’instant, on ne voit pas de signe d’une modération de la position de Téhéran. Au contraire, les dernières informations vont plutôt dans le sens du développement de leur programme nucléaire comme moyen de pression.
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