ANALYSES

Hausse record des dépenses militaires mondiales, symbole d’une nouvelle course aux armements ?

Interview
16 juin 2022
Le point de vue de Sylvie Matelly


Alors que se déroule actuellement à Villepinte, le Salon Eurosatory, le plus grand salon international de défense et de sécurité terrestres, est observée une hausse record des dépenses militaires mondiales. Leur augmentation constante alimente l’idée d’une course aux armements, situation aggravée par la guerre en Ukraine. À l’aune de ce conflit, le président Emmanuel Macron a renouvelé en ce sens son appel à construire une industrie européenne de défense indépendante. Quel est l’état des dépenses militaires dans le monde ? Quelles sont les perspectives pour l’industrie de défense européenne ? La sécurité mondiale passe-t-elle nécessairement par plus d’armement ? Le point avec Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.

 

Quel est l’état des dépenses militaires dans le monde ?

En 2021, le monde a dépensé plus de 2000 milliards de dollars (2113 pour être exact) en dépenses militaires, c’est énorme et inédit. Au plus fort de la guerre froide dans les années 1980, ces dépenses avoisinaient les 1500 milliards en prix et taux de change comparables, d’après les estimations du SIPRI. C’est certes énorme et inquiétant puisque les dépenses militaires visent à s’armer, donc de fait potentiellement à préparer la guerre, et que l’on ne peut dans le contexte de guerre en Ukraine oublier cet aspect. Pour autant et sans minorer l’inquiétude liée à ces dépenses, il est important de noter que les dépenses militaires représentent en 2021 2,2% des richesses produites dans le monde (le PIB mondial), là où pendant la guerre froide, cette part dépassait les 7%.

L’augmentation des dépenses militaires est donc au moins autant la conséquence de la prospérité économique et de la croissance, en Asie en particulier et dans les pays émergents que d’une perception accrue des menaces au niveau mondial. La Chine, par exemple, dépensait en 1989 2,5% de son PIB pour sa défense contre 1,8% aujourd’hui, l’Inde 3,5% contre 2,7% aujourd’hui, toujours selon les données du SIPRI.

Néanmoins, on peut observer au moins 3 tendances dans l’évolution des dépenses militaires depuis la fin de la guerre froide :

  • L’essentiel de la dépense mondiale est réalisé par une poignée de pays, 81% de la dépense militaire mondiale est le fait de 15 pays, 62% des 5 plus gros dépensiers de la planète à savoir les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Royaume-Uni et la Russie, les États-Unis à eux seuls réalisant 38% de la dépense ;

  • L’Asie et les pays du Moyen-Orient sont devenus des acteurs majeurs de la défense avec une réelle inquiétude dans le cas des pays du Moyen-Orient où la dépense militaire représente une part toujours plus significative des richesses produites (6,6% du PIB saoudien, 4,5% pour le Qatar) et des dépenses publiques dans une région (22% pour le Qatar et 21% pour l’Arabie Saoudite) ;

  • L’Europe est la seule région du monde à dépenser moins aujourd’hui (un tiers de moins même en incluant la Russie) qu’à la fin des années 1980, suite à de fortes baisses des budgets militaires dans les années 1990, puis après la crise de 2008. Ainsi, en 1990, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie consacraient respectivement 3,2%, 3%, 1,8% et 5% de leur PIB à la dépense militaire alors qu’en 2021, les chiffres sont de 1,95% pour la France, 1,34% pour l’Allemagne, 1,52% pour l’Italie et 2,22% pour le Royaume-Uni. Conséquence immédiate de ce choix européen, en 2009, les dépenses militaires en Asie dépassent celles de l’Europe.



Source : Sipri Military expenditures databases – https://milex.sipri.org/sipri


 

L’augmentation constante des dépenses militaires alimente l’idée d’une course aux armements. Qu’en est-il ?

On entend en effet depuis une dizaine d’années ce discours qui consisterait à penser qu’avec l’augmentation des dépenses militaires en Asie et en particulier en Chine, nous sommes à nouveau engagés dans une course aux armements, à l’image de celle qui caractérisait l’affrontement entre les blocs de l’Est et de l’Ouest autour de l’URSS et des États-Unis pendant la guerre froide. Partant de ce constat, beaucoup parient ainsi sur le retour d’une guerre froide avec tous les enseignements à en tirer et en particulier, la nécessité de réinvestir ou d’investir encore plus dans la défense… d’entretenir donc cette course aux armements cqfd et anticipations autoréalisatrices de fait !

En réalité, la course aux armements n’a jamais cessé et les dividendes de la paix, idée séduisante souvent développée au début des années 1990, à cette époque où l’on pensait encore que la terre était plate et l’histoire achevée, n’a été qu’une illusion, au mieux une parenthèse dans l’évolution des dépenses militaires. La course aux armements est le corolaire inévitable de la dépense militaire pour au moins trois raisons :

  • Une première est liée à la nature même de cette dépense et aux effets de levier qui la caractérisent. Réduire la dépense suppose en effet d’accepter aussi un affaiblissement des capacités militaires, voire même pire, une perte pure et simple de ses capacités. Des troupes mal entraînées ou mal équipées par manque de budget seront moins préparées au combat et le rattrapage, si rattrapage il y a, coûtera bien plus cher que si l’investissement avait été constant. C’est l’une des difficultés auxquelles sont aujourd’hui confrontés les Européens ;

  • Une deuxième est liée aux ambitions de puissance que traduit l’investissement dans la défense et aux fuites en avant qui en découlent. La supériorité stratégique dépasse largement le seul cadre de la dépense militaire et la puissance militaire n’est qu’un facteur de la puissance d’un pays et vice versa, c’est aussi la puissance économique, technologique et stratégique au sens de l’indépendance d’un pays qui détermine sa puissance militaire. Pour faire simple, la défense participe d’un écosystème et d’un système national d’innovation et les pays puissants sont, du fait de cette ambition de puissance, inévitablement engagés dans une course aux armements avec eux-mêmes. L’exemple cette fois-ci est américain. Il est illustré par le niveau, sans commune mesure avec un quelconque autre pays, atteint par les dépenses militaires dans ce pays, soit plus de 800 milliards de dollars, là où la Chine, deuxième pays en termes de dépenses militaires, dépense 293 milliards, l’Inde, le troisième 77 milliards. Aux États-Unis en effet, au début des années 1990, la baisse des crédits militaires a été compensée par des investissements massifs dans ce que l’on a appelé à l’époque les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Ces derniers ont ainsi permis de préserver le leadership de ce pays dans le monde et accompagnent aujourd’hui la nouvelle révolution des affaires militaires, c’est-à-dire l’adaptation de la défense américaine à la révolution digitale, à la transition énergétique et à la compétition avec la Chine. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les investissements en R&D militaires ont été pendant près de 20 ans, le parent pauvre de la dépense militaire américaine, convaincu que le secteur privé était bien plus efficace en la matière et que les retombées pour la défense seraient inévitables. La tendance s’est largement inversée depuis quelques années. Ce n’est ainsi pas anodin que de constater le budget militaire américain.

  • Une troisième raison, enfin, est liée à la compétition stratégique. La dépense militaire sert à s’armer contre une menace identifiée et/ou à s’assurer une supériorité stratégique face à des adversaires. Cette compétition entraîne inévitablement un effet d’accumulation réciproque, soit une course aux armements. Cette situation est particulièrement visible en Asie où les pays de la région (Japon et Corée en particulier, mais aussi Australie) se réarment parce que la Chine s’arme.


 

Les Européens dépensent plus de trois fois le budget de la Russie en matière de défense. L’autonomie stratégique de la défense européenne s’acquiert-elle seulement par la hausse des dépenses militaires ?

Dans un discours prononcé lors de sa visite au salon de l’armement terrestre, Eurosatory à Paris ce lundi 13 juin, le Président français, Emmanuel Macron, a appelé les Européens à dépenser plus pour leur défense et à éviter de reproduire les erreurs du passé. « Dépenser beaucoup pour acheter ailleurs n’est pas une bonne idée », a-t-il expliqué. Il faisait bien sûr référence à la tendance des Européens à préférer des achats sur étagères d’équipements américains plutôt qu’aux développements de programmes européens ou à un soutien plus constant à l’industrie d’armement en Europe. Sachant qu’il s’adressait aux industriels du secteur, il a aussi appelé à accélérer les cycles de développement et de production des armements afin de s’adapter plus vite aux menaces. Cela est-il réaliste ?

Incontestablement, le temps long est une constante de la production des armements. Il faut plusieurs décennies entre le moment où est lancé un programme visant à développer un armement et le moment où cet armement équipe effectivement les armées. Ce temps long est inhérent à ces équipements. En effet, le lancement d’un programme démarre pour répondre à une menace identifiée (or il faut déjà du temps pour prendre conscience d’une menace) et après que des besoins militaires aient été définis pour faire face à cette menace. Cette démarche est loin d’être une science exacte et fait l’objet d’un vif débat à la fois technique (stratégique et opérationnel) et démocratique (politique et budgétaire).

Une fois le débat tranché, y compris lorsque les crédits sont garantis (ce qui n’est pas toujours le cas), un programme peut être lancé, mais rien ne garantit que le temps peut alors s’accélérer. Commence en effet le travail des ingénieurs qui tentent d’imaginer l’équipement le plus adapté à la menace. Des moyens importants sont alloués à la R&D, mais pas plus dans le domaine de la défense qu’ailleurs, les sommes investies ne garantissent pas les résultats obtenus. En matière d’innovation en effet, il est fréquent que les investissements consentis conduisent à une impasse technologique et soient in fine perdus (la recherche sur les vaccins au moment du Covid-19 et l’échec de Sanofi à développer son propre vaccin en est une illustration). Dans l’intervalle, du temps a passé et le programme prend du retard. Le développement du programme est ensuite également long dans le cas d’équipements aussi complexes et suppose de multiples ajustements afin qu’in fine l’équipement livré puisse fonctionner et être adapté à l’usage qu’en feront les armées face à la menace identifiée. Entre temps là encore, la menace peut avoir évolué, les technologies progressé, les priorités stratégiques peuvent avoir été modifiées et avec elles, les budgets alloués conduisant encore à retarder le programme.

Dans cette perspective, réduire le temps nécessaire au développement d’un programme d’armements suppose d’y investir d’énormes moyens. Aux États-Unis, malgré les 800 milliards investis dans la défense, des crédits quasi illimités sur les grands programmes d’équipements (via des contrats dits Cost+ où c’est le Department of Defense qui prend tous les risques) et une appétence bien plus forte des investisseurs privés dans les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) américaine, les programmes connaissent encore souvent des retards. Comment peut-on alors imaginer que les Européens puissent faire mieux alors que leur marché et les dépenses restent segmentés, les duplications d’équipements nombreuses et les coopérations dans ce domaine, plutôt l’exception que la règle ?

Ce n’est qu’en répondant à cette question et en relevant le défi de réduction de la segmentation des budgets et du marché, de la duplication des équipements et de généralisation des coopérations que la situation pourra s’améliorer et l’autonomie stratégique européenne s’accroître. Ceci étant dit, la route sera longue et semée d’embuches tels les intérêts nationaux européens ou les pressions étrangères.
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