17.12.2024
Amérique latine et la guerre russo-ukrainienne – l’économie, une dimension sous-estimée
Presse
27 mai 2022
Certes tous ont condamné sous une forme ou sous ƒune autre la violation de la souveraineté ukrainienne. Mais aucun n’applique de sanctions à l’égard de l’agresseur russe. Les dirigeants « atlantiques », ont signalé leur incompréhension. Leur presse a relayé ces critiques, assorties de mises en cause, de gouvernements, et de courants politiques. Cette position prudente a de multiples raisons. On se bornera ici à l’une d’entre elles, l’économie, trop souvent minorée.
Les vingt pays latino-américains ont dû affronter la fermeture des marchés russe et ukrainien, conséquence de la guerre de Vladimir Poutine, et des sanctions « occidentales » visant Moscou. Les retombées de cette conjoncture imprévue sont paradoxales. Certaines sont positives. Beaucoup de pays latino-américains produisent des biens agricoles, énergétiques, minéraux, susceptibles de répondre aux demandes de marchés internationaux déstabilisés par le conflit. Les producteurs de céréales et de viandes, de cuivre, de gaz, de pétrole, de lithium, passent un moment d’euphorie. Les cours s’envolent. Les devises tombent en flux continus dans leur escarcelle depuis le 24 février. L’Argentine va clore le mois de mai avec une entrée de dollars exceptionnelle, 4 milliards. Soit 150 millions par jour versés aux agro-exportateurs, de soja pour l’essentiel. Le blé semé en ce moment devrait prendre le relais en fin d’année et générer six milliards de revenus supplémentaires. Les exportations de viande ont également progressé de plus de 30 %.[1]
Mais la médaille a aussi son revers. Le souffle de l’inflation menace de fragiles équilibres économiques, sociaux et politiques. Sur un an, d’avril 2021 à avril 2022, l’inflation argentine aura dépassé 58 %. Les Brésiliens ont perdu 1,7 % de leur pouvoir d‘achat depuis la fin février. Les fertilisants russes massivement utilisés par les agro-exportateurs peinent à arriver à destination. Le Brésil a réussi à assurer l’arrivée de 24 cargos russes chargés de 678 000 tonnes d’engrais entre le 24 février et la fin avril[2]. Mais leur prix s’est envolé. L’inquiétude est de plus en plus perceptible, chez les producteurs et leurs gouvernements.
Le chef d’État argentin, Alberto Fernández, a fait dans l’urgence une tournée européenne, du 11 au 13 mai 2022. 25 % des bananes équatoriennes étaient destinées au marché russe. Enrichies à 50 % de fertilisants venant de Russie. Selon un expert local la chaine logistique est aujourd’hui gravement perturbée. Au Pérou, Conveagro, Convention nationale de l’agro péruvien, estime que la production de pommes de terre pourrait cette année chuter de 40 %.
Les robinets de gaz et de pétrole peuvent-ils répondre à cette envolée de la demande ? Les réserves sont bien là, d’Argentine au Venezuela. De grands projets en sommeil, dynamisés par la hausse des cours, ont été réactivés dans les 13 pays concernés. Production de lithium en Argentine, d’hydrogène en Colombie Mais ils restent encore potentiels. L’Argentine a mis ses gisements de Vaca muerte sur la table de partenaires en situation de manque. Mais qui est en mesure d’apporter chaque année 10 milliards de dollars pour extraire gaz et pétrole ? Les 500 000 barils jours attendus et les 100 millions de m3 de gaz, sont encore en terre pour un bout de temps. Le Venezuela, pourrait retrouver son rôle de joker pétrolier. Encore faudra-t-il ici encore patienter. Les sanctions nord-américaines et européennes vont-elles être totalement levées ? Dans quels délais ? Les infrastructures ont été lourdement affectées par les sanctions de Washington et l’incurie du gouvernement de Caracas. Les discussions d’investisseurs ont bel et bien commencé à Davos le 23 mai. Sans prendre date, pour l’instant.
Enfin ces retombées buttent sur un héritage économique, financier et social malmené de tous côtés. Les Amériques latines ces dernières années ont accumulé les passifs : croissance en berne, retour de l’endettement, sur fond d’inégalités abyssales. Toutes choses ayant provoqué des mécontentements et des violences en Argentine, au Chili, en Colombie, en Équateur, au Nicaragua. Ailleurs les électeurs ont censuré, du Mexique à l’Uruguay, en passant par le Pérou, les majorités en place. La pandémie du coronavirus, ces deux dernières années, n’a rien arrangé.
Les pénuries hospitalière et sanitaire, la déferlante de décès, les confinements sans couverture sociale, ont généré des regains revendicatifs. Faute d’options alternatives les pouvoirs publics argentin, brésilien, mexicain, péruvien, se sont tournés vers les vaccins russe et chinois. Des engagements ont été pris, des investissements engagés. Ces moments d’incertitude économique et d’instabilité politique et sociale n’incitent pas à l’expression d’opinions combatives en faveur de la souveraineté ukrainienne.
Les échanges entre le Brésil et la Russie ont progressé de 89 %, depuis le début de l’année. Jair Bolsonaro et Alberto Fernández ont visité Moscou, quelques jours avant le début des hostilités, pour garantir la pérennité de leurs achats de fertilisants. On a pu mesurer le poids de ces contraintes dans les propos tenus sur la guerre russo-ukrainienne, par Gustavo Petro, candidat aux présidentielles du 29 mai le mieux placé par les sondeurs : « Nous ne pouvons rien faire. (…) nous devons nous préoccuper de nous-mêmes. Notre guerre est autre, contre la faim »[3].
Tribune publiée sur Nouveaux espaces latinos.
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[1] Dans le quotidien Ámbito Financiero, 17 mai 2022
[2] Dans Economía, 21 mai 2022
[3] In presse quotidienne colombienne, 25 février 2022