18.11.2024
Chine : terre d’islam ?
Presse
19 mai 2022
Sur les 55 minorités officiellement reconnues en Chine, 10 sont majoritairement de confession musulmane sunnite. Les deux principales de ces minorités sont les Huis et les Ouïghours. Divers groupes dissidents de musulmans chinois estiment à 132 millions le nombre de musulmans pour l’ensemble du pays, soit près de 10 % de la population nationale. Leur nombre exact n’est pas communiqué officiellement, ou est revu délibérément à la baisse. Les Ouïghours, au nombre de 12 millions [d’après le recensement de 2017], vivent majoritairement dans le Nord-Ouest du pays, dans la province du Xinjiang. Ils sont turcophones et soufis. Les Huis sont d’ethnie han, tôt ou tard convertis à l’islam. Ils constituent la majorité des musulmans de Chine. Le gouvernement chinois, à l’instar autrefois des Soviétiques, leur reconnaît un statut de « minorité » (minzu) à part entière. Les Huis ont été associés à l’histoire des routes de la soie en se situant traditionnellement dans des régions de passages et de commerce. Ainsi les trouve-t-on au Qinghai, au Gansu dans le Nord-Ouest du pays, ou au Yunnan, dans le Sud (dans les régions respectivement limitrophes de l’Asie centrale et du Tibet) en tant que restaurateurs ou jadis, comme peaussiers et commerçants de musc ou de thé. Leur rôle a été considérable en tant que passeurs entre le monde musulman et la Chine proprement dite. Aujourd’hui encore, ils se reconnaissent à leur hybridité culturelle. Enseignes de restaurant en lettres arabes et en idéogrammes ou signes de reconnaissance vestimentaire constituent les codes les plus visibles de ce sentiment d’appartenance. Bien que se disant citoyens chinois, et reconnus comme tels, les Huis ont en partage avec les Ouïghours le sentiment d’appartenir à une communauté universelle, l’Oumma. Elle dépasse et de loin les frontières chinoises et désigne avant tout la communauté des croyants. Lui est associée l’usage de l’arabe. Langue de la Révélation, langue du Coran, l’arabe structure car elle est la langue de la foi, mais elle place aussi tout croyant non arabe en une sorte d’exil chez soi, au plus proche. Être un étranger chez soi : un impossible séjour, pourtant bien réel. Cette situation dit aussi une condition de l’homme moderne. Car, que l’on soit ouïghour, pachtoune ou pendjabi, c’est-à-dire issu d’un islam asiatique aujourd’hui majoritaire, les mythologies politiques et auxquelles on adhère sont inspirées d’un creuset arabo-musulman qui s’est forgé pour le Prophète et ses compagnons dans l’épreuve : celle d’une exclusion. Et, pour les membres de la communauté comme pour les États musulmans s’y référant, cet acte fondateur reste un marqueur identitaire. Ces référents mythologiques sont étrangers à la Chine han. Et en dépit d’une acculturation certaine de la communauté hui, celle-ci, au moins depuis le XIXe siècle, a été associée d’une manière récurrente à des crises politiques graves, qui ont largement concouru à la chute de la dernière dynastie impériale Qing (1644-1911). Xi Jinping est avisé sur ce point, comme il sait aussi que le succès de son projet colossal des nouvelles routes de la soie dépend très largement de relations stables entre la Chine et les pays musulmans. N’oublions pas que c’est successivement au Kazakhstan puis en Indonésie — deux États musulmans asiatiques — que le président chinois a officiellement annoncé, en 2013, le lancement des nouvelles routes de la soie terrestre et maritime. Le fait, par ailleurs, que le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, ait appelé son pays à établir des relations « amicales » avec le régime taliban, de nouveau au pouvoir en Afghanistan voisin, dès le mois d’août 2021, va également dans ce sens.
Quand l’islam est-il apparu en Chine et sous quelle forme ? Quelle a été la position du pouvoir chinois à l’égard de l’islam au cours de l’Histoire ?
Dès la première moitié du VIIe siècle, l’existence de communautés marchandes musulmanes dans les villes portuaires de Quanzhou ou Guangzhou (actuelle Canton) mais aussi dans la capitale impériale même, Chang’an (actuelle Xi’an), est attestée. Constituées d’arabophones et de persanophones, elles empruntent des routes terrestres et maritimes et sont d’une manière générale plutôt bien tolérées, jusqu’au moment où le pouvoir de la dynastie T’ang (618-907), se sentant menacé, organise de vastes conjurations contre le pouvoir des étrangers. Au même titre que les communautés bouddhistes alors persécutées, ces communautés subiront à plusieurs reprises des épreuves, marquées à la fois par la terreur et par la purge. En termes de gouvernance, il s’agit là de régulateurs politiques que le pouvoir chinois actuel n’a en rien abandonnés. Mais la grande période de l’islam en Chine correspond à deux autres phases bien plus déterminantes encore. C’est d’abord celle de la dynastie des Qarakhanides (XIIe siècle) se traduisant, et pour la première fois de leur histoire, par la conversion des populations turciques de l’actuel Xinjiang à la religion du Prophète. Leur capitale, Kachgar, en est un centre de rayonnement culturel et intellectuel.
L’acharnement des autorités chinoises depuis ces dernières années à vouloir détruire ce lieu de mémoire manifeste clairement leur volonté d’éradiquer toute trace de ce passé prestigieux auxquels peuvent s’identifier les Ouïghours. La seconde phase survient moins d’un siècle plus tard, avec l’instauration de la dynastie mongole des Yuan (1234-1368). Cette période est synonyme de brassages inédits pour des populations parfois originaires de l’Asie centrale. Au contact de la Chine, elles introduisent des spiritualités et une culture matérielle d’un genre nouveau. D’un pôle à l’autre de l’Eurasie, le conquérant mongol se fond alors dans les réalités culturelles et sociales préexistantes. Ainsi, dans l’espace persan, le pouvoir s’appuie sur la réalité locale, quitte à composer entre des traditions juridiques pourtant antinomiques (yasa mongole contre charia islamique) ou en faisant appel à des éléments étrangers pour se renforcer. Hommes de guerre, administrateurs et artistes de confession musulmane seront de ceux-là. L’empire mongol dispose d’une panoplie de moyens qu’il est le seul à mobiliser pour assurer la sécurité de ses intérêts.
L’aménagement d’un réseau de communication en est un. Le projet des nouvelles routes de la soie en est le lointain héritier. Bien avant la mise en place de ce projet, le pouvoir maoïste a saisi que l’utilisation des communautés musulmanes de Chine et de leurs représentants faciliterait la mise en contact du régime communiste chinois avec des pays musulmans étrangers, comme l’avait fait avant lui le gouvernement de Chiang Kaï-Shek, voire celui du Japon dans l’espoir de se concilier certaines populations centrasiatiques comme les Tatars contre les Russes. C’est par l’intermédiaire de ces missi dominici que Pékin établira ses premières relations avec l’Égypte de Nasser ou la Palestine de Yasser Arafat.
Quel est l’héritage de la religion musulmane dans la Chine actuelle ?
Culture et religion musulmanes sont indissociables. Et de ce point de vue, l’héritage est considérable. Sur le plan artistique et patrimonial tout d’abord, avec le plan même de la capitale, Pékin, que la tradition attribue à un architecte de confession musulmane, sans compter le « bleu blanc » de Chine, porcelaine des Ming, qui est la synthèse entre des techniques de cuisson proprement chinoises, la terre de kaolin et le bleu perse de cobalt. Son exportation dès le Moyen Âge à des dizaines de millions d’exemplaires inondera les contrées du Moyen-Orient et, plus tardivement, les pays d’une Europe qui connaîtra à son tour et au XVIIIe siècle une véritable sinophilie. Le régime communiste rappelle aussi avec fierté que Zheng He, amiral de confession musulmane, a, au XVe siècle, découvert la Corne de l’Afrique. Sa découverte confère à cette figure historique la valeur d’un mythe politique, mis en avant par l’État-Parti afin de montrer que la Chine impériale a su établir, bien avant les Européens, des relations avec des peuples de l’Asie et de l’Afrique, musulmans ou non. L’Islam a véhiculé aussi sur les marges de l’espace chinois une rationalité empruntée à la culture hellénistique et suscité d’un point de vue métaphysique des interrogations que se posera de nouveau l’élite chinoise au contact des premiers missionnaires jésuites. Que peut signifier la croyance en un Dieu unique ? Qu’est-ce que l’Être ? Qu’est-ce que la question du sens ? Qu’est-ce que la liberté ?… « Le Ciel lui-même parle-t-il jamais ? » s’interrogeait, déjà en son temps, Confucius. La Chine est sans doute de toutes les civilisations celle qui se situe le plus aux antipodes de nos traditions monothéistes. Même si des tentatives d’accommodements continuent d’avoir lieu, elles n’en sont pas moins très difficiles. La Chine est en cela un champ de forces et le combat des Ouïghours pour la défense de leur identité interroge sur le choix des valeurs. Quelle société voulons-nous ? Une société matérialiste, axée sur des impératifs de croissance, comme le prône Pékin, ou autre chose, en termes d’épanouissement spirituel par exemple ? Ce questionnement n’est pas vain. La Chine est l’un des pays au monde où le nombre de convertis à l’islam ou au christianisme connaît une accélération sans précédent (1). C’est un véritable défi pour l’État-Parti, tant sur le plan moral que politique.
Dans votre ouvrage, vous citez John Lagerwey (2) en comparant le fonctionnement de l’État chinois à celui d’une Église. Pourquoi ?
C’est que l’État-Parti a socialement reproduit une oligarchie, de plus de quatre-vingt-dix millions de membres aujourd’hui, avec ses prébendes et ses grand-messes. Excommunications, hérésies et réhabilitations en rythment l’histoire. Son accélération est synonyme de crises, de purges. Souvent très graves, elles mettent en péril l’équilibre de l’appareil. Son fonctionnement est incompatible avec une trop grande hétérogénéité de vues. Le Parti reste extrêmement vigilant pour contrôler l’opinion, ses relais et institutions. Autant de contre-pouvoirs considérés comme dangereux au monopole de son autorité. Gao Gang, Peng Dehuai, Liu Shaoqi, Bo Xilai ou Zhou Yongkang, caciques historiques du régime, en furent les plus illustres victimes. Sans compter les millions d’anonymes et parmi eux, de croyants. Jamais ces derniers n’ont été admis à critiquer l’État, son discours, ses fondements qui sont aussi ceux du Parti. Ce dernier fonctionne en soi comme une véritable église, en effet. Se comprennent d’autant mieux ses très grandes réticences à établir des relations avec des pouvoirs religieux, lesquels — durant le long et douloureux XIXe siècle — ont souvent été tout particulièrement associés au pouvoir des étrangers.
Existe-t-il des tensions ou une solidarité entre les ethnies hui et ouïghoure ?
Ethniquement, comme nous l’avons dit, les premiers sont des Hans — donc de culture chinoise —, tandis que les seconds sont turcophones. Toutefois, historiquement, des alliances ont pu avoir lieu entre différentes obédiences, du temps des Seigneurs de la guerre notamment, moins par solidarité entre musulmans, d’ailleurs, que par un commun rejet de l’État. On retrouve par ailleurs des clivages traversant dès la fin du XVIIIe siècle l’ensemble du monde musulman entre djadidistes (réformateurs) et conservateurs dans le choix des langues interprétatives des textes sacrés, certains étant favorables à l’usage du persan, tandis que d’autres s’emploient au recours exclusif de l’arabe. L’islam confrérique est par ailleurs beaucoup plus vivace chez les Ouïghours et permet à cette communauté persécutée de développer des connexions étendues bien au-delà du Xinjiang, en Asie centrale postsoviétique notamment. La Révolution culturelle (1966-76), son cortège d’atrocités et d’humiliations, a provoqué une prise de conscience de la difficulté à pratiquer sa foi en régime communiste. Des vexations discriminatoires (obligation de célébrer l’année du porc, destruction de mosquées au nom de normes architecturales proprement chinoises, refus d’une mise en circulation de biens de consommation hallal, interdiction du port du voile dans les lieux publics depuis 2001…) ont créé des crispations identitaires, et même si les persécutions sont sans commune mesure côté ouïghour, elles provoquent un mécontentement certain et des frustrations identitaires au sein de la communauté hui. Des choix de radicalisation avérés sont observables tant chez les Ouïghours que chez les Huis, et même si aucun État musulman n’a manifesté la moindre solidarité à leur égard, il n’est pas impossible que les choses changent. On note au Pakistan un nombre croissant d’attentats contre des ressortissants chinois, et des maquisards ouïghours ont rejoint des groupuscules terroristes en Afghanistan.
Alors que la communauté internationale, en particulier occidentale, s’insurge contre les exactions commises à l’encontre des Ouïghours — certains parlant de « génocide » —, pour quelles raisons le monde musulman ne se mobilise-t-il pas davantage pour soutenir cette minorité ?
Les Ouïghours apparaissent davantage comme un problème que comme une solution. Que pèsent 12 millions de personnes (autant au sein de la diaspora) face aux milliards de dollars d’investissements qui sont en jeu dans les échanges économiques entre la Chine et le reste du monde ? Pas grand-chose. Seuls les Turcs pourraient se montrer plus solidaires avec les Ouïghours, avec lesquels les affinités de langue, de culture et de religion sont grandes. Mais en tout cas pas les Arabes, encore moins les Iraniens qui, étant chiites, n’y voient aucun intérêt — et encore moins d’un point de vue de leur politique énergétique. Que l’administration américaine, avec Trump, puis les Européens, aient condamné les répressions s’inscrit dans le choix d’une radicalité tous azimuts à l’encontre de la Chine. Pour louable qu’elle soit, cette politique en matière de droits de l’homme manque toutefois et singulièrement de cohérence. Les Occidentaux continuent en toute impunité de bombarder des populations musulmanes au Moyen-Orient et ne disent mot sur les persécutions des chrétiens en Chine. Et le relatif silence des capitales occidentales concernant les exactions commises par Narendra Modi à l’encontre des musulmans en Inde en dit long aussi sur des partis pris qui sont en l’espèce avant tout instrumentalisés et de nature idéologique.
Avant même la chute de Kaboul le 15 août dernier et le retour au pouvoir des talibans, les diplomates chinois avaient pris soin d’accueillir certains de ces dignitaires islamistes. Quelle sera l’approche de Pékin vis-à-vis des talibans ? Quels sont les enjeux pour la Chine ?
Il s’agit avant tout pour Pékin de sécuriser son étranger proche et de pérenniser son projet des nouvelles routes de la soie. C’est le prolongement vers l’Afpak [Afghanistan-Pakistan] et l’ouverture sur l’Iran que convoite Pékin, pour ainsi, dans une alliance de revers, s’appuyer sur son allié pakistanais contre l’Inde. La connaissance par les diplomates chinois des talibans est ancienne. De 1996 à 2001, Pékin était la seule puissance avec Islamabad à avoir établi des relations diplomatiques avec le régime taliban. Avant même l’instauration de ce régime, la Chine avait, dans le contexte de la guerre froide, soutenu les moudjahidines aux côtés de la CIA contre les Soviétiques. Pragmatique, la diplomatie chinoise ne s’embarrasse pas d’idéologie. Mais son erreur est de concevoir le nouvel État afghan comme dépositaire de la seule légitimité politique. En réalité, l’Afghanistan est de facto régi par des principes anarchiques, où la vendetta, le code de l’honneur et la loi du talion constituent la règle. Elle s’impose entre grands féodaux, et Kaboul n’a jamais exercé qu’une autorité aussi relative que limitée dans le reste du pays, profondément marqué par ses structures claniques. Pékin semble avoir emporté la première manche en privilégiant les interlocuteurs talibans. Au reste, ce ne sont pas les seuls. Les Russes ont engagé des démarches similaires. Mais il y a fort à parier que ce qui s’apparente pour l’heure à une débandade américaine est un choix de retraite stratégique et que Washington va renforcer sa présence dans des pays riverains, livrant ainsi les Chinois à la béance afghane. Pékin fait le choix du développement économique pour acheter la paix sociale. Les opportunités dans l’exploitation des mines de cuivre ou des terres rares ne manquent pas. Seulement, les aspirations afghanes ne sont certainement pas celles des Chinois, et les pierres d’achoppement vont être nombreuses entre Pékin et les populations musulmanes dans cette partie du monde.
Propos recueillis par Léa Robert le 4 septembre 2021 pour Areion24news.