20.11.2024
Les GAFAM et l’État : quelles évolutions du champ du pouvoir ?
Interview
13 mai 2022
Les GAFAM sont en quelques années passés de prestataires de service à agents capables d’établir un rapport de force avec les élites politiques et bureaucratiques. Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft ont en effet placé, au cours des deux dernières décennies, de nombreux États en situation de dépendance vis-à-vis de leurs produits et services, dépassant le rôle des grandes entreprises classiques. Et les gouvernements peinent à encadrer leurs activités de plus en plus complexes. Comment ces « puissances nouvelles » que sont les GAFAM ont-elles pu s’imposer au sein des administrations étatiques ? Quelles sont les relations d’interdépendance entre les GAFAM et l’État ?
Le point avec Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS, qui vient de publier l’article « Les GAFAM et l’État : réflexion sur la place des grandes entreprises technologiques dans le champ du pouvoir » au sein de La Revue internationale et stratégique n°125 portant sur le thème « Géopolitique et entreprises. Évolutions des firmes, évolution du monde » qui vient de paraître.
Comment les GAFAM sont-ils passés de supplétifs des élites politiques et bureaucratiques à des agents capables d’établir un rapport de force favorable avec elles ?
Le rôle des GAFAM fut en effet plutôt circonscrit, à leurs débuts, à la mise à disposition de l’État de biens et de services, en particulier pour la défense et le renseignement. Ces prestations sont d’importance au tournant des années 1990, lorsque s’éloigne la menace d’une guerre conventionnelle avec l’URSS et qu’émerge, en parallèle, la menace terroriste. Les besoins en informations deviennent massifs et au renseignement humain doit se substituer une collecte et un traitement de l’information automatisés – en dépit de leurs différences, il s’agit bien là du principal point commun entre ces entreprises qui naissent, pour Amazon, Google et Facebook, précisément à ce moment de bascule dans les orientations stratégiques du département de la défense et de la communauté du renseignement.
Leur mutation en agents du « champ du pouvoir » (concept emprunté à Pierre Bourdieu) prend appui sur ce changement de paradigme et sur la numérisation généralisée des activités humaines, en particulier économiques, qui font progressivement entrer ces entreprises dans le cercle des plus grandes capitalisations boursières mondiales. Les technologies numériques s’imposent comme la substructure essentielle de l’économie contemporaine, par quoi leur position dominante en fait des agents dominants du champ économique et partant, des agents du champ du pouvoir. Ce déplacement a bénéficié du concours des agents politiques et bureaucratiques qui ont perçu dans ces entreprises, pour les uns, un réservoir d’outils hautement convoités dans la compétition électorale (réseaux sociaux de masse, publicité ciblée…) ; et pour les autres, l’étape ultime dans la recherche de l’effiency de l’action publique (le fait de faire plus avec moins), objectif propre des réformes de la gestion publique introduites dans les années 1980. On peut parler à cet égard de la formation d’une coalition d’intérêts entre GAFAM, responsables politiques et hauts fonctionnaires fédéraux. Seulement, la frontière est mince entre fournitures de biens et services et conception des politiques publiques. La valeur et la légitimité de l’expertise acquise par ces entreprises dans la mise en œuvre des politiques fédérales et dans la numérisation de son fonctionnement se sont rapidement traduites par des recrutements de dirigeants des GAFAM par l’Administration. Ce saut fonctionnel témoigne de la transformation de la structure du champ du pouvoir : les cadres dirigeants des GAFAM ont vu justifier leur passage d’exécutants à décideurs politiques – un phénomène particulièrement sensible sous la présidence Obama, bien que soit plus visible leur cooptation massive dans les comités consultatifs des institutions fédérales (voir graphique).
Quel lien établissez-vous entre les révélations d’Edward Snowden et l’autonomisation des GAFAM ?
Les révélations d’Edward Snowden ont brisé radicalement l’image libertaire et progressiste de ces entreprises, en mettant en exergue leur collaboration (contrainte ou volontaire, le débat n’est pas clos) dans la mise en œuvre des programmes de surveillance de masse de la National Security Agency (NSA).
Ces révélations ont eu pour effet de placer la souveraineté numérique à l’agenda d’un nombre croissant d’États, qui ont commencé à réfléchir sérieusement à la protection des données de leurs ressortissants, de leurs infrastructures techniques et, partant, de leurs marchés. Par exemple, le règlement général sur la protection des données (RGPD) n’aurait sans doute pas été si contraignant sans la mise au jour du programme PRISM. De façon analogue – même si la pente nationaliste et sinophobe de l’Administration Trump n’y est pas étrangère – la Chine a elle aussi renforcé ses dispositifs – en particulier normatifs – pour assurer sa souveraineté numérique, depuis la loi sur la cybersécurité de juin 2017 à la loi sur la protection des informations personnelles d’août 2021, qui tend à exclure pratiquement les GAFAM du marché chinois.
La proximité manifeste de ces entreprises avec l’État fédéral a donc menacé leur expansion commerciale. C’est l’une des causes, avec leur position dominante dans le champ du pouvoir, de leur autonomisation stratégique et de leur émancipation tendancielle.
Aujourd’hui, les GAFAM peuvent-ils se défaire complètement de la tutelle étatique et, inversement, l’État peut-il s’extraire de cette dépendance à leur égard ?
Il serait contreproductif de voir les GAFAM et l’État comme deux monolithes uniformes et par essence différenciés l’un de l’autre ; c’est pourquoi j’emploie plus volontiers la notion de « champ », empruntée à Bourdieu. En l’état actuel du champ du pouvoir états-unien, « se défaire de la tutelle étatique » pour les GAFAM ne saurait être que partiel. De fait, les partenariats avec le gouvernement se poursuivent, les entreprises bénéficient du poids géopolitique de l’administration et du réseau diplomatique américains pour solidifier leurs positions à l’étranger et ouvrir de nouveaux marchés. Il s’agit bien plutôt pour elles de conforter leur pouvoir dans l’État, afin d’en guider les orientations politiques et la réglementation, plutôt que de l’affronter du dehors. Les deux solutions ne sont pas exclusives l’une de l’autre, tout est affaire de structuration des champs concernés et du pouvoir relatif que les agents y exercent. Pour l’heure, ces entreprises ne sont pas à même de faire sans l’État, contrairement à l’illustre ancêtre qu’est la Compagnie des Indes orientales britannique.
Quant au gouvernement fédéral, il peut matériellement mettre un terme aux activités de ces entreprises. Plus modestement, il pourrait les démanteler ou les assujettir à une régulation plus contraignante. S’il ne le fait pas, c’est qu’il est empêché. Ces entreprises fournissent des services aux politiques (dans la compétition électorale), aux administrations (dans la mise en œuvre des politiques publiques) et à l’ensemble de l’économie (publicité, cloud, etc.), qui ont constitué au fil des années (et a fortiori depuis la pandémie) un vaste tissu de dépendances dont il semble utopique de vouloir se défaire à court terme, à moins d’emprunter des voies extrêmes comme leur nationalisation et la mise sous tutelle publique de leurs activités, avec ce que cela impliquerait de « remous » sur les marchés financiers.