04.11.2024
« Wokisme. La France sera-t-elle contaminée ? » – 4 questions à Anne Toulouse
Édito
21 avril 2022
Vous évoquez les risques de l’exportation du wokisme en France qui pourrait peser sur la liberté d’expression. N’avez-vous pas le sentiment que ceux qui se plaignent de ne plus pouvoir rien dire, de Éric Zemmour à Alain Finkielkraut, sont plutôt omniprésents dans les médias ?
« Wokisme » n’est pas un livre d’opinion, encore moins sur le débat de la présence médiatique d’Alain Finkelkraut ou Éric Zemmour, que je ne fais que citer de manière anecdotique dans une comparaison entre l’atmosphère dans les universités françaises et américaines, cela ne me donne pas autorité en la matière ! Ce livre est le récit que m’a inspiré ma situation de double nationale, vivant depuis 25 ans aux États-Unis. J’étais curieuse de voir si un courant qui a imprégné la vie américaine allait se répandre en France, comme la mode des Starbucks Café. La liberté d’expression n’est qu’un volet du wokisme et elle y est vue souvent par le petit bout de la lorgnette, comme l’idée de remplacer le mot « woman » par « womxn », pour ne pas soumettre verbalement les femmes aux hommes. Il y a comme cela des tas de contorsions verbales dont je ne voudrais pas vous priver, car j’ai essayé d’aborder ce sujet avec humour. Mais aussi avec sérieux quand on voit que ce mouvement est en train de caricaturer les causes essentielles qu’il avait pour vocation de défendre : celles des minorités raciales, ethniques ou sexuelles. Aux États-Unis, cela se traduit par une victimisation d’une partie de la société et par une culpabilisation de l’autre, dans la bonne tradition du western avec les bons et les méchants. Je ne suis pas le shérif, je suis une spectatrice.
Vous évoquez la demande d’un rapport sur l’islamo-gauchisme par la ministre Frédérique Vidal aux instances universitaires qui en auraient été trop proches. Ne pensez-vous pas que ce soit plutôt parce que la ministre ne s’est appuyée sur aucune réalité intellectuelle ou académique, mais plutôt sur une conviction idéologique ?
Je l’évoque, en passant, pour illustrer l’irruption du wokisme dans les relations de pouvoir, mais même si j’ai écrit il y a quelques années « Dans la tête de Donald Trump » je ne pourrais pas vous dire ce qu’il y avait dans la tête de Frédérique Vidal !
Vous écrivez que Donald Trump a été le fonds de commerce du woke et réciproquement…
Je le disais déjà dans les deux livres que je lui ai consacrés au moment de son élection, il a surfé sur un mouvement que l’on appelait encore à l’époque le « politiquement correct » et il l’a combattu en étant le plus politiquement incorrect possible. Au moment de son élection, 70% des Américains trouvaient que ce mouvement était allé trop loin, ils en avaient assez de recevoir des leçons de vertu à chaque fois qu’ils regardaient (de moins en moins d’ailleurs) la soirée des Oscars ou assistaient à une rencontre sportive. Au lendemain de son élection, l’indignation a changé de camp et elle a été accompagnée du sens de la démesure qui afflige souvent les États-Unis : certaines universités ont ouvert des « safe rooms », des endroits où les étudiants pouvaient recevoir un réconfort moral, parfois avec du chocolat ou des ours en peluche. C’est ainsi qu’une grande partie de la population s’est divisée et à diabolisé l’autre camp.
On parle beaucoup aujourd’hui des « États désunis ». Selon vous, cela a toujours été le cas historiquement…
Oui dans tous les domaines, d’abord géographiquement, les États-Unis ont la dimension d’un continent. Pour quelqu’un comme moi qui vit sur la côte Est, en Virginie, le Wyoming ou le Nouveau-Mexique sont un autre monde, sans parler d’Hawaï ou de l’Alaska qui sont plus loin de chez moi que la France. Il y a 50 États, plus le District of Columbia, soit 51 façons d’administrer la vie quotidienne. La vie politique tourne autour de deux grands partis. Quant à l’histoire, elle est une longue suite de clivage, le plus important étant bien sur l’esclavage, qui est le péché originel des États-Unis. Lors de la déclaration d’Indépendance en 1776, quatre millions des habitants du pays étaient en servitude, ce qui a donné lieu à une guerre civile qui a tué 2% de la population, puis à la ségrégation. Ces cicatrices marquent encore profondément la société. Il faut ajouter à cela le fait que la population a été multipliée par 100 depuis la création du pays, par l’arrivée de vagues successives d’immigrants, qui restent attachés à leurs racines. Les Américains ont une extraordinaire capacité à se diviser sur tout, même sur le droit de boire de l’alcool au moment de la prohibition. Il faut dire que ces divisions sont institutionnalisées, puisque la population est répertoriée selon son appartenance ethnique ou raciale, qu’il faut mentionner à chaque démarche administrative, ce qui n’existe évidemment pas en France.
Ce qui m’a surprise en passant en revue les très riches épisodes de l’histoire américaine, c’est la façon dont les habitants d’aujourd’hui l’ignorent, ce qui les empêche de replacer le passé dans son contexte. Selon un sondage, les deux tiers d’entre eux ne sauraient pas répondre au test de naturalisation, qui pose pourtant des questions simples sur l’histoire du pays. On a vu les tentatives d’effacer ce passé avec le grand déboulonnage des statues et les appels à débaptiser des lieux publics qui portaient le nom des Pères fondateurs. On a descendu un vitrail de la Cathédrale de Washington parce qu’on y voyait un soldat confédéré. Si l’on faisait subir le même traitement à nos monuments, beaucoup de personnages ne passeraient pas la barre du politiquement correct. Je suis frappée par le respect que la France a pour son histoire, même lorsqu’elle en conteste certains aspects. On a pu voir au moment de l’incendie de Notre Dame un vrai deuil populaire pour un symbole qui transcendait tout ce que ce monument avait traversé dans son passé. La France sera-t-elle attirée par les désunions américaines ? C’est une question que pose ce livre, mais c’est aux lecteurs d’y répondre.