21.11.2024
Russie et Ukraine, eldorados perdus. Nouvelle ruée vers les châteaux du nouveau monde ?
Tribune
8 avril 2022
Va-t-on voir les portefeuilles européens, endeuillés en Russie et en Ukraine, ouvrir bientôt de nouvelles concessions en Indes occidentales, aux Amériques, en pays d’Eldorado ? Le monde des investisseurs, de Francfort, et Luxembourg, en passant par Londres, Madrid, Milan et Paris, est en effet en état de choc. La guerre fratricide entre Russes et Ukrainiens mine avec une redoutable et cruelle efficacité les emprunts russes dans leur version actualisée. Gazettes spécialisées, officines boursières, cabinets-conseils s’agitent et cherchent manifestement ailleurs de nouvelles opportunités. Pourquoi pas, disent-ils, virer de bord, et retrouver la route de Colomb, et de Vespucci ?
Les retombées de ce conflit dévastateur vont-elles, paradoxalement, tirer les Amériques latines de leur langueur économique ? Euros et dollars, vont-ils couler en flux désormais Est-Ouest, suivant les conseils de l’éminent professeur Tournesol ? Les commentaires sont en tous les cas de plus en plus incitatifs et même optimistes. Le 8 mars, la lettre « Zone bourse », a sonné la remobilisation en direction de l’Occident latino-américain, en ces termes : « « L’invasion ukrainienne, qualifiée d’opération spéciale par Moscou, a renforcé l’aversion au risque dans toute l’Europe émergente, mais pourrait contribuer à la super performance actuelle de l’Amérique latine ». « Investir », publication au titre explicite, le 11 mars, a fait le diagnostic qui suit : « L’Amérique latine (…) dans l’indice MSCI ACWI (pour All Country World Index) pèse seulement 1% du total. Pourtant, c’est dans cette région du monde que se cache l’un des grands gagnants boursiers de la guerre en Ukraine ». Le marché boursier, selon cet organisme, aurait progressé en mars de 11% aux Amériques latines, alors qu’il perdait 13 points dans les pays développés. Le même jour, le 11 mars donc, Kristalina Gueorguieva, directrice du Fonds monétaire international (FMI), a signalé qu’un « certain nombre de pays d’Amérique latine, exportateurs peuvent profiter du conflit entre la Russie et l’Ukraine, pour accroître leurs ventes à l’extérieur ». Le 28 mars, le président de la Banque interaméricaine de développement (BID), Mauricio Claver Carone, a déclaré devant l’Assemblée annuelle de l’institution que « l’Amérique latine et les Caraïbes ont la possibilité de jouer un rôle clef dans la facilitation de la circulation des matières premières ». Le PDG du gestionnaire d’actifs « BlackRock », Larry Fink, participait le 4 avril à un séminaire destiné à réorienter les investissements orphelins vers l’Amérique latine. Le réajustement du monde provoqué par cette guerre, profite à cette région du monde, a-t-il dit. Et plus particulièrement a-t-il ajouté, et dans cet ordre, au Mexique, au Brésil et à la Colombie.
La guerre a de toute évidence bousculé le marché des matières premières agricoles, comme énergétiques et sans doute aussi bientôt minérales. Productions où la Russie comme l’Ukraine occupaient une place majeure. Comme un certain nombre de pays latino-américains, bénéficiaires de la disparition brutale de gros concurrents. Les cours du blé, du soja, du pétrole ; du gaz, et du cuivre se sont emballés. Toutes exportations restant égales, grâce à leurs céréales, argentines, brésiliennes, uruguayennes, et à leur gaz et pétrole, argentins, boliviens, brésiliens, colombiens, équatoriens, mexicains, péruviens, vénézuéliens, ont gagné le gros lot. La demande de clients étrangers inhabituels selon un cabinet-conseil brésilien, Safras et Mercado, « s’est fait sentir, ce qui n’est pas normal, soudainement, en premier semestre ». Les revenus des pays exportateurs, en volumes constants, ont brutalement pris la verticale. Ce qui va permettre le financement de produits importés à forte valeur ajoutée. La fin officielle de la pandémie avait amorcé un regain. Alstom au Mexique avec le train maya et poma au Brésil avec la rénovation d’un téléphérique urbain à Rio de Janeiro ont peut-être ouvert sans le savoir l’aiguillage d’un grand retour.
Des goulets d’étranglement, durablement encombrés, se débouchent comme par magie. L’oléoduc transandin Argentine-Chili fermé depuis 16 ans a été ranimé le 5 avril. L’Espagne, la France, l’Union européenne se refusaient à importer des céréales génétiquement modifiées. L’urgence alimentaire animale est en train de faire bouger les lignes. Les États-Unis au nom des libertés accablaient de sanctions le Venezuela. Ils révisent en mode accéléré leur copie. Les deux gouvernements ont entamé un contact exploratoire le 5 mars à Caracas.
Le pari reste pourtant incertain. Il ressemble, a pu dire un consultant mexicain, Gilberto Garcia, « au chien qui se mange la queue et se sent bien. Tu vends des matières premières, tu reçois beaucoup d’argent. Mais tu dois importer à un prix plus élevé ». Les pays sans ressources primaires exportables dans la Caraïbe, en Amérique centrale, restent à quai. Cuba accueille traditionnellement des touristes russes, 7% des flux totaux en 2020. Ils vont manquer à l’appel. Ceux qui vendent aux parties en conflit souffrent. Russie et Ukraine achetaient bananes, crevettes et fleurs à l’Équateur par exemple. La guerre a privé Quito de débouchés importants. Pire, les sanctions suspendant la Russie du système de paiement interbancaire SWIFT compliquent les transactions agricoles avec l’Amérique latine. Qu’il s’agisse de la vente de céréales, ou de l’achat d’engrais. Le Brésil, premier exportateur mondial de denrées agricoles, importe 60% de ses engrais azotés en Russie.
L’impact de la guerre est par ailleurs à double tranchant. L’inflation peut manger ce qui est engrangé en vendant blé, et pétrole. « L’inflation (…) alimentaire en particulier (…) est le défi principal de l’Amérique latine, et des plus pauvres de la région », pour Ilan Goldfajn, haut fonctionnaire du FMI. Les banlieues des grandes villes argentines grondent. Et au Pérou les manifestations contre la vie chère menacent la stabilité d’un pouvoir déjà chancelant. Le Pérou est pourtant l’un des gros bénéficiaires de l’envolée des prix du cuivre, du gaz et du pétrole.
Attention enfin aux anachronismes historiques. L’asymétrie de puissance entre les Amériques latines et les « Occidentaux », pour reprendre une terminologie dépoussiérée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine, ne permet plus de rééditer la conquête d’Eldorado. Une distance a été prise depuis plusieurs années avec les colonisateurs historiques, et leurs héritiers. La Russie, bousculée diplomatiquement par les retombées de sa guerre avec l’Ukraine, a malgré tout signalé reprendre ses liaisons aériennes avec l’Argentine, le Brésil, le Costa Rica, le Pérou, le Venezuela et l’Uruguay. Le Mexique a de son côté annoncé le maintien de ses relations aériennes avec Moscou. La Chine, elle, n’est pas en guerre ouverte. Elle n’a rien à réactiver. Elle est là, et bien là, en Amériques latines, avec ses banques, ses entreprises, ses instituts Confucius.