ANALYSES

Petite et grande corruption : le détournement de l’aide internationale

Presse
4 avril 2022
Des pratiques de corruption s’observent partout dans le monde à différentes échelles et sous de multiples formes, de la petite corruption qui gangrène les administrations publiques à des formes plus élaborées qui pensent bien en amont la captation illégale de fonds, quel qu’en soit le canal. Le secteur de la solidarité internationale n’est pas épargné. Pourquoi le serait-il ?

Les acteurs de l’aide — qu’ils soient professionnels du développement ou de l’humanitaire — sont confrontés chaque jour aux pratiques de corruption, à des niveaux et à des volumes différents. Ces situations posent plusieurs problèmes : d’abord un surcoût financier, puisqu’elles détournent évidemment une partie des fonds de l’aide internationale de leur usage initial et de leur fonction première d’appui à des populations démunies. Ensuite (et surtout), un impact non négligeable en termes d’image, à court et moyen terme, puisque ces malversations financières entretiennent un climat de méfiance envers les acteurs de l’aide internationaux. Au niveau local, cela peut mener à des formes de rejet qui s’expriment parfois de manière violente. Au niveau international, l’impact peut être conséquent sur les modèles économiques des entités épinglées.

Très schématiquement, on peut classifier le détournement d’aide en deux catégories : l’instrumentalisation de l’aide par un tiers (État, notables locaux, chefs de guerre, partenaires, etc.) ; et les malversations internes au sein des organisations non gouvernementales (ONG) ou des organisations internationales (OI). Les objectifs des détournements sont multiples et vont de l’enrichissement personnel à des stratégies politiques développées allant jusqu’à reconstituer des ressources internes ou réorganiser l’espace public.

L’instrumentalisation de l’aide par les États 

Prenons le cas de la Syrie. Une tribune de chercheurs publiée en octobre dernier sur le site du Center for Strategic and International Studies a alerté sur le mécanisme de captation de l’aide via la manipulation des taux de change. Le régime syrien aurait ainsi capté des millions de dollars de fonds humanitaires en jouant avec le différentiel entre les taux de change officiel et parallèle du rapport dollar – livre syrienne. En 2020, la banque centrale de Syrie aurait encaissé près de 0,51 dollar sur chaque dollar d’aide, le résultat est donc plutôt lucratif, au vu des 2,5 milliards de dollars d’aide qui transitent annuellement par l’ONU depuis 2014 pour financer des programmes en Syrie.

À l’instar de bien d’autres pays, il existe en Syrie plusieurs taux de change dollar contre monnaie locale : le taux officiel, qui au temps de l’étude s’élevait à 1500 livres syriennes pour 1 dollar ; le taux du marché parallèle, utilisé par les commerçants, qui correspond au triple (5000 livres pour 1 dollar) ; et des taux dits « préférentiels », c’est-à-dire négociés entre certaines instances officielles et Damas. Cet entre-deux négocié entre les Nations Unies et le régime syrien s’élevait à 2500 livres syriennes pour 1 dollar en mars 2020. La Banque centrale syrienne étant toujours sous sanctions internationales (depuis 2011), on ne peut qu’être surpris des termes d’une telle négociation. En Syrie, et ce malgré toute l’attention portée à ce pays par la communauté internationale, les Nations Unies sont obligées d’échanger des devises étrangères auprès de banques privées opérant en Syrie ou de « banques correspondantes » situées dans d’autres pays à un taux fixé par la banque centrale syrienne… qui est sous sanction internationale. Les banques privées vendent ensuite leurs devises à la banque centrale syrienne, ce qui lui permet de reconstituer du stock. Le différentiel de taux de change étant comptabilisé au niveau de l’ONU, un tel taux grève le volume d’aide consacré aux opérations avant même de commencer. Certains régimes n’hésitent également pas à utiliser l’aide internationale comme une manne supplémentaire de revenus pour se refaire des liquidités.

Le risque de capture de l’aide internationale par les États récipiendaires est donc bien réel, ou a minima une instrumentalisation de l’aide à des fins stratégiques. On trouve beaucoup d’exemples de projets qui ont été manipulés, au moins partiellement, pour servir des agendas politiques ou économiques. Sur le terrain, les acteurs de l’aide peuvent se retrouver manipulés par les élites locales, par les chefs de guerre, par des entreprises, par les partis politiques, par le gouvernement en place et par des groupes armés non étatiques, et les professionnels du secteur héritent de relations clientélistes existantes sur lesquelles ils ont finalement assez peu de contrôle (à l’instar des autres acteurs intervenant dans la même zone d’opération). Les interventions extérieures sont rarement considérées comme neutres par les populations locales, et dans de nombreux contextes, les professionnels du développement et de l’humanitaire se trouvent à la fois sujet et objet de jeux diplomatiques dans lesquels les paramètres humanitaires et solidaires sont loin d’être les plus déterminants. En contexte de guerre, les parties belligérantes développent souvent un réel savoir-faire dans la captation et le contrôle des ressources humanitaires, au point de leur faire jouer un rôle important dans l’économie politique du conflit.

Les malversations internes

Les pratiques corruptives d’agents d’ONG ou d’OI sont régulièrement dans les faits divers. À l’issue d’une enquête minutieuse de 9 mois menée en République démocratique du Congo (RDC), le journaliste Philippe Kleinfeld a découvert que plusieurs agences humanitaires intervenant sur une même zone d’opération auraient perdu jusqu’à 6 millions de dollars en deux ans par le fait d’agents corrompus par des entrepreneurs congolais avec la complicité de notables locaux. Si la mise en évidence de pratiques de corruption au Congo n’a en soi rien de surprenant tant cette économie de débrouille est ancrée dans les pratiques sociales locales (la RDC est à la 154place sur les 180 pays classés par Transparency International pour mesurer la perception de la corruption), le fait marquant ici a été leur ampleur — plusieurs ONG internationales ayant été impactées en même temps par la même fraude — et leur degré d’interconnexion élaboré avec le tissu social local. Ce sont particulièrement les programmes de réponse rapide qui ont été ciblés, qui utilisaient les mêmes modes organisationnels de mise en œuvre. La fraude consistait à faire surestimer le nombre de personnes déplacées comptabilisées en bénéficiaires potentiels de l’aide humanitaire. Des entrepreneurs locaux payaient des personnes non déplacées pour utiliser leur carte d’électeur pour les enregistrer comme bénéficiaire dans les programmes d’aide aux populations déplacées (10 dollars), puis payaient des agents d’ONG pour gonfler leurs effectifs avec ces personnes en les ajoutant sur la liste (50 dollars). Le jour de la distribution des dotations financières (120 dollars), les personnes non déplacées ou leurs représentants retiraient l’argent et le remettaient aux entrepreneurs locaux qui empochaient ainsi plusieurs milliers de dollars par distribution. Cette manne financière était ensuite redistribuée au niveau local, et pas seulement au niveau des élites.

Une conséquence concrète de cette découverte de fraude massive et sophistiquée dans sa forme a été de donner un coup de projecteur sur la nécessité de renforcer les systèmes anti-fraude dans le secteur de l’aide — non limitée au Congo —, l’enjeu restant cependant de ne pas retarder la mise en œuvre des programmes d’urgence. Les scandales de pots-de-vin impliquant des professionnels de l’aide ne sont malheureusement pas nouveaux, mais en portant un éclairage particulièrement cru sur la corruption qui gangrène les ONG en RDC, l’enquête de The New Humanitarian éclaire sur les tabous existants. Sur neuf ONG internationales mises en cause par l’enquête, cinq seulement ont diligenté une enquête interne, et sur ces cinq, peu sont allées dans le détail. Les agents fraudeurs identifiés ont généralement été licenciés, mais au vu du climat d’impunité régnant dans le pays, cela n’a en rien empêché leur recrutement dans une autre ONG.

La RDC n’a bien sûr pas le monopole de telles pratiques, qui sont finalement révélatrices d’une défaillance de fond dans les systèmes de contrôle appliqués par les acteurs de l’aide. C’est en tout cas un paradoxe avec la professionnalisation de plus en plus marquée du secteur, qui ne cesse de créer de nouveaux cadres pour se border en termes de redevabilité financière. Si beaucoup d’efforts sont orientés vers les contrôles budgétaires, peu en comparaison est orienté vers la redevabilité opérationnelle, le contrôle qualité des opérations et la perception du service rendu par les personnes récipiendaires. Il serait cependant erroné de penser que le juste dosage est facile à trouver entre les nécessités de programme et les nécessités d’audit dans des contextes d’enveloppes financières qui sont généralement non extensibles.

Comment lutter contre ?

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime à 1260 milliards USD les effets liés à la corruption dans les pays en développement, et la tendance semble plutôt à la hausse ces dernières années. Attachée à la maîtrise de la destination des fonds alloués à l’aide publique au développement, la France a élaboré un plan pluriannuel de lutte contre la corruption et une stratégie anticorruption en lien avec son action de coopération internationale. Ce plan vient d’être renouvelé pour la période 2021-2030 avec une finalité double : éviter que l’aide apportée par la France dans le cadre de l’aide publique au développement ne serve à alimenter la corruption dans les pays partenaires, et soutenir la lutte anticorruption dans ces mêmes pays. La corruption étant multiforme et à des échelles différentes, ce n’est que de manière empirique que pourront pleinement être explorées les diversités de formes et de réponses apportées en matière de lutte anticorruption dans le secteur de l’aide. Suite à la découverte de la fraude à grande échelle en RDC, une task force inter-institutionnelle a été mise en place sur le sujet. Mais pour quiconque connait le Congo, on ne peut qu’être précautionneux dans les résultats à attendre.

En plus des voies officieuses, la corruption peut aussi prendre des voies légales dans la plupart des contextes (en abusant par exemple d’un recours excessif aux régimes dérogatoires dans les processus d’appels d’offres et de passation de marchés) et des stratégies opérationnelles permettent de rester juridiquement bordé tout en marchant sur un fil (par exemple en réduisant le délai de soumission des réponses au minimum). Que certains dossiers soient taillés sur mesure pour un prestataire préalablement identifié n’est ni le propre des pays en développement ni le propre du secteur de l’aide, mais c’est la normalisation des relations clientélistes et le fait que les pratiques corruptives s’érigent, dans certains contextes, en véritable système formel, qui est source de défi pour les intervenants extérieurs (notamment pour les organisations internationales et les ONG), d’autant plus quand ceux-ci doivent rendre des comptes à ceux qui les financent. Paradoxalement, on ne peut que s’étonner du décalage entre les demandes croissantes de redevabilité financière pour justifier de la bonne utilisation de l’argent public et l’impasse faite par les organismes financés sur la mise en place de contrôles rigoureux pour lutter contre les détournements du quotidien, qui relèvent finalement de la norme et non de l’exception.

L’Agence française de développement a adhéré au Pacte mondial des Nations Unies, s’engageant ainsi à respecter ses dix principes fondateurs. Le dixième principe porte spécifiquement sur la lutte contre la corruption. Ce positionnement affiché de l’AFD est important, dans le sens où il va promouvoir la diffusion de normes au sein d’une grande diversité d’acteurs du secteur.

 

Publié sur Areion24news.
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