ANALYSES

Pour se réindustrialiser, la France doit en finir avec le mille-feuille administratif !

Presse
31 mars 2022

L’urgence de la réindustrialisation fait enfin consensus sur la scène politico-administrative française. Si l’on commence à se donner des moyens budgétaires conséquents, reste à davantage mobiliser nos compétences scientifiques pour un meilleur ciblage de cet effort, mais aussi à mieux aligner le fonctionnement de l’administration avec les intérêts de notre économie réelle. Un rapport important de Laurent Guillot, ancien dirigeant de l’entreprise Saint-Gobain, pointe le problème sous-estimé des délais d’approbation des sites industriels et logistiques par l’État, à l’heure où se multiplient justement les projets concurrents d’ouvertures en Europe, pour pallier les pénuries et l’explosion des coûts de transport.


Les annonces de milliards distribués par l’État (une trentaine à l’automne dernier) sur une très vaste palette de secteurs avaient témoigné de la prise de conscience de l’enjeu du rattrapage technologique. Alors que la question de la localisation productive a longtemps été récusée au nom de l’efficacité des chaînes d’approvisionnement mondiales et du contrôle de l’inflation, ces arguments ont été inversés du jour au lendemain. La désorganisation des chaînes de production depuis le début de la pandémie, l’inflation initiée par la reprise, avec la flambée des prix de l’énergie, puis l’invasion de l’Ukraine ont brutalement montré la vulnérabilité d’un système tentaculaire à flux tendu. Ce renversement nourrit une course entre économies développées pour relocaliser les productions clés pour la révolution industrielle en cours, fondée sur l’électronique et la transition énergétique.


Selon le rapport Guillot, alors que le délai théorique (d’approbation ou de refus) affiché par l’administration s’élève à 9 mois, le chiffre réel s’élève presque au double, 17 mois, une «éternité», comme il le souligne, pour les secteurs industriels confrontés à la concurrence mondiale. Ce délai est en Allemagne de quatre à six mois, durant lesquels l’industriel n’a globalement affaire qu’à un seul interlocuteur administratif, de haut rang. L’Europe centrale, devenue cœur productif du continent, se montre également très réactive, avec un délai de quatre mois seulement pour la Pologne par exemple. Dans le cas français, la multiplication des interlocuteurs suit les innombrables demandes d’ajouts de documents divers et de recours, imprévisibles. Difficile dès lors de rester dans la course.


Les multiples pénuries alimentent un intérêt accru pour l’ouverture d’usines de pointe, par les entreprises européennes mais souvent aussi au moyen d’un jeu de partenariat avec les géants mondiaux des secteurs concernés. Le fait que le gouvernement déclare vouloir appliquer ce rapport à la lettre témoigne du réveil de la conscience industrielle, face à l’urgence. L’approche française continue cependant à souffrir de limites qu’illustre la tendance à réduire le débat à des chiffrages de l’attractivité, qui nous sacrent champion européen. Ces notions issues de l’intelligence économique ne prennent pas suffisamment en compte une compréhension scientifique de la qualité des projets, notamment des investissements internationaux en question, et des sources de notre déficit commercial chronique depuis deux décennies.


La France reste une pépinière de talents techniques malgré la crise éducative. La focalisation sur la compression des coûts salariaux (conjuguée à une complexité administrative persistante) plutôt que sur le positionnement technologique montre néanmoins ses limites comme stratégie de compétitivité et d’attractivité. Cette tendance européenne avait certes été initiée, il y a vingt ans, par les réformes mercantilistes du désormais infréquentable chancelier social-démocrate Gerhard Schröder (avant qu’il ne consacre sa retraite politique à Gazprom). Cependant, en France et dans le sud de l’Europe, la compression salariale a étrangement pris le dessus sur les enjeux technologiques essentiels. Dans le même temps, sur la question même des coûts, on élude pourtant les effets de la bulle immobilière sur notre compétitivité et l’absorption de l’épargne au détriment de l’investissement productif.


L’éternelle catégorie des pays émergents, qui n’en finissent plus «d’émerger» depuis quatre décennies, nous offre un exemple intriguant des limites du moins-disant salarial. La Turquie, par exemple attire, depuis soixante ans, des investissements massifs des grands constructeurs automobiles américains et européens, comme Renault, mais n’est jamais parvenue à développer une marque automobile nationale (en termes de conception).


Aujourd’hui, dans le secteur des semi-conducteurs, l’Europe (l’Allemagne en particulier) parvient à attirer des investissements majeurs, grâce au programme de soutien de 145 milliards, mis en place par Thierry Breton. Ces investissements, dans un secteur qui offre des rémunérations très élevées, ne suivent pas la carte des niveaux de salaires mais davantage celle des compétences techniques offertes, des terrains et infrastructures accessibles à prix raisonnables et du soutien administratif. Récemment, Magdebourg, modeste capitale du Land oriental de Saxe-Anhalt, s’est ainsi vu annoncer un investissement de 17 milliards d’euros par Intel pour deux méga-usines suivant les standards de miniaturisation les plus poussés, dans le contexte d’une enveloppe de 90 milliards d’investissement européen sur dix ans…


Ce recours au géant américain est nécessaire à ce stade pour sécuriser l’approvisionnement, tellement l’écart s’est creusé, mais l’enjeu de la réindustrialisation repose aussi sur le développement de compétences propres et, à cette fin, le redéploiement de marques nationales et européennes dans ces secteurs. Pour que le retour en grâce de la notion de politique industrielle porte ses fruits, la simplification des procédures administratives, en particulier pour la construction de sites industriels, doit abaisser les innombrables barrières d’entrée actuelles pour permettre aux entreprises européennes de se repositionner sur ces technologies de pointe.


Publié dans FigaroVox.
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