20.11.2024
Pétrole : « La Russie ne doit pas trop se faire d’illusion sur la possibilité de remplacer ses exportations vers l’Europe par la Chine et l’Inde »
Presse
30 mars 2022
Pour l’Europe, la réponse est non à court terme. Pour les Etats-Unis, la réponse est oui. Le président Joe Biden a décidé un embargo le 8 mars sur le pétrole, les produits raffinés, le gaz et le charbon russes car les Etats-Unis sont une grande puissance énergétique en termes de production d’énergies fossiles. Ils sont le premier producteur mondial de pétrole et de gaz naturel. Leur dépendance à la Russie est faible. L’Union européenne (UE) n’est pas une zone importante de production d’énergies fossiles. En 2020-2021, 45% de ses importations de gaz, 47% de celles de charbon, et de 25% à 30% de celles de pétrole venaient de Russie. C’est pourquoi les dirigeants européens ne sont pas désireux d’imposer un embargo à effet immédiat ou à très court terme sur ces importations car il n’y aurait pas de solution de remplacement. Mais la situation change considérablement, comme souvent dans le domaine de l’énergie, si l’on considère un autre calendrier. Dans une vision à moyen terme, ce n’est plus mission impossible. D’où la décision prise par l’UE d’agir sur deux temporalités différentes. En un an, on va réduire significativement nos importations de gaz russe sans les supprimer, et sur cinq ans, le but est de se passer complètement du pétrole et du gaz russes.
Pensez-vous que le retard pris par le gouvernement d’Olaf Scholz pour autoriser la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 qui devait acheminer le gaz directement en Allemagne sans passer par l’Ukraine a été un signal important ?
Oui, parce que Nord Stream 2 est un projet gazier de grande ampleur. Un investissement d’environ 10 milliards d’euros, et une capacité de transport annuelle d’environ 55 milliards de m3 de gaz. Il était stratégique pour Gazprom et le pouvoir russe. Il a bénéficié du soutien de toute la classe politique allemande à part les Verts durant des années. Mais la décision de Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass, Donetsk et Lougansk, en février 2022 a changé la donne, car elle a obligé le chancelier Olaf Scholz à suspendre la mise en service du gazoduc prévue cette année. C’était un coup de semonce pour la Russie et Gazprom car les sociaux-démocrates ont toujours soutenu le projet. Et, face à l’invasion de l’Ukraine le 24 février, les 27 membres de l’Union européenne, dont l’Allemagne, ont décidé à l’unanimité de réduire leurs importations d’hydrocarbures russes, avant de les arrêter totalement. Moscou pensait certainement que l’Allemagne, l’Italie ou la Hongrie, qui sont très dépendantes, bloqueraient la décision, mais cela n’a pas été le cas. C’est une évolution extrêmement importante.
Selon vous, la suspension de la certification de Nord Stream 2 a-t-elle précipité la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine ?
Non, je ne pense pas. Cette invasion faisait partie du plan de Vladimir Poutine depuis quelque temps.
Cela a débouché sur un accord avec les Etats-Unis, qui s’engagent à livrer à l’Europe 15 milliards de m3 de GNL supplémentaires ?
Cette décision est importante pour diminuer rapidement notre dépendance, ce qui passe par des accords de livraison avec d’autres pays gaziers. L’accord entre l’UE et les Etats-Unis est la première étape pour les prochaines années: 15 milliards de m3 de GNL supplémentaires en 2022 et 50 milliards de m3 par an en plus les années suivantes. Ce dernier chiffre représente à peu près un tiers des importations européennes (UE) actuelles de gaz russe par gazoduc. Ce n’est pas rien! Par ailleurs, les discussions se poursuivent avec le Qatar, l’Algérie, le Nigeria, l’Egypte, en Afrique, avec la Norvège et l’Azerbaïdjan en Europe. Aucun pays pris isolément ne peut être la solution, y compris les Etats-Unis, premier exportateur mondial de GNL. Ces discussions avaient d’ailleurs commencé avant le 24 février. La Commission européenne, des entreprises énergétiques et certains pays voulaient diversifier leurs importations de gaz doutant de la Russie, notamment en s’adressant aux Etats-Unis.
Le GNL est plus cher que le gaz russe. N’est-ce pas un problème dans un climat inflationniste ?
La flambée des prix de l’énergie n’a pas commencé le 24 février, mais depuis l’an dernier avec la forte reprise économique mondiale en 2021 après l’année terrible 2020. Les nouveaux approvisionnements seront donc chers. Les responsables politiques et les industriels en
sont conscients. Aucun pays exportateur de gaz ne va nous faire un cadeau parce que nous sommes l’Union européenne. Ils vendront aux prix du marché, qui aujourd’hui sont élevés, mais ensuite on pourra établir des contrats à long terme. Mais, face au comportement du régime de Vladimir Poutine, qui représente un coût géopolitique très élevé, il faut être prêt à payer un coût économique élevé. Le président Joe Biden l’a d’ailleurs souligné quand il a annoncé le 8 mars l’embargo sur le pétrole, le gaz et le charbon russes à ses concitoyens.
Ne va-t-on pas se heurter à des limites en termes de capacités européennes de réception et de regazéification de GNL?
Nous savons ce qu’il faut faire en 2022 pour commencer à importer plus de GNL et réduire notre dépendance. Pour l’objectif à cinq ans, on aura besoin de développer des capacités supplémentaires de réception des méthaniers et de regazéification. Les Allemands veulent accélérer la construction de deux terminaux méthaniers. C’est dommage qu’ils ne l’aient pas fait plus tôt car ils comptaient depuis des décennies sur le gaz russe transporté par gazoduc. On paie le prix du passé, mais l’UE a suffisamment de capacités de réception pour importer plus de GNL en 2022, en sachant que les pays européens sont très inégaux. Il y a ceux qui n’ont pas de façade maritime, et d’autres qui en ont une mais n’ont pas construit de terminaux GNL, à l’exemple déjà évoqué de l’Allemagne. Mais cela va prendre du temps, même en accélérant sur le plan administratif compte tenu de l’urgence et de la guerre. Par ailleurs, même si tous les pays européens ne sont pas dans le même bateau, si je puis dire, ce n’est pas gênant parce que l’UE dispose de réseaux interconnectés de gazoducs. Donc, si du GNL supplémentaire arrive dans un pays de l’UE, il pourra être acheminé vers d’autres pays. On a une marge de manœuvre pour le court terme qu’il faut accroître pour le moyen terme, à condition de commencer maintenant.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a proposé deux plans pour le gaz et le pétrole dont les mesures mettent l’accent sur les économies d’énergie. Or dans le même temps, les gouvernements prennent des dispositions pour pallier la hausse des cours, ce qui est une façon de subventionner les hydrocarbures. N’est-ce pas contradictoire avec la lutte contre le réchauffement climatique ?
C’est difficilement évitable au regard de la guerre en Ukraine et de ses conséquences énergétiques potentielles à court, moyen et à long terme. Évidemment, tout le monde pense en Europe à réduire la consommation d’énergies fossiles. Mais que faire pour les remplacer rapidement ? A court terme, les énergies renouvelables ne suffiront pas. Lorsqu’elle a publié son premier plan pour le gaz, l’AIE a précisé qu’il fallait utiliser trois leviers. Premier levier, aller chercher du gaz ailleurs qu’en Russie. Deuxième levier, remplacer le gaz par d’autres énergies comme les renouvelables, notamment pour la production d’électricité. Troisièmement, faire des économies sur notre consommation actuelle de gaz. Par exemple, l’AIE a calculé que, si on baisse le thermostat d’un degré au niveau de l’UE, on économise 10 milliards de m3 de gaz par an. Et l’agence insiste sur la nécessité d’activer ces trois leviers en même temps. C’est une vision cohérente qui est raisonnable et réaliste, en particulier dans cette période difficile et tout à fait exceptionnelle.
Quant aux aides, les gouvernements et la Commission européenne sont bien conscients que, lorsque les prix flambent, ils ne peuvent pas dire que c’est le fonctionnement normal du marché et qu’il ne faut rien faire. Politiquement, c’est inaudible. Par conséquent, les gouvernements doivent prendre des mesures exceptionnelles mais il vaut mieux que ce soit coordonné au niveau européen. En temps normal, Bruxelles dirait qu’il ne faut pas toucher aux prix car ils envoient des signaux importants aux investisseurs et aux consommateurs. Néanmoins, on peut apporter des compensations, en particulier aux catégories de population les plus modestes qui subissent de plein fouet cette flambée des prix. Dans le cas français, le bouclier tarifaire appliqué en octobre 2021 a permis d’éviter que le prix du gaz soit aujourd’hui au moins 40% plus cher pour le consommateur. Et même chose pour l’électricité. On imagine l’impact sur l’opinion française si cela n’avait pas été fait! Même si, à moyen terme, il ne faut pas casser le thermomètre des prix de l’énergie, à court terme, face à de telles flambées, les gouvernements des pays démocratiques, en particulier en période d’élections, font en sorte de ne pas affronter une trop grande colère sociale, politique et économique, à l’exemple de l’annonce par Jean Castex d’une déduction de 18 centimes par litre de carburant qui s’applique à tout le monde à partir du 1er avril.
Vladimir Poutine a exigé la semaine dernière que les clients européens paient désormais le gaz et le pétrole russes en roubles. Est-ce possible?
Les Russes savent pertinemment que c’est incohérent. Les contrats signés entre Gazprom et les différentes sociétés gazières européennes ne prévoient pas de paiement en roubles. Les contrats ne peuvent pas être modifiés unilatéralement. En revanche, c’est un moyen d’exercer une pression sur les Européens. Vladimir Poutine sait très bien jouer de la peur et des incertitudes. Et ce serait aussi un moyen de faire remonter le cours du rouble, dont la chute, qui a commencé le 24 février, s’est amplifiée avec l’impact massif des sanctions économiques occidentales.
Gazprom doit proposer un dispositif dans les prochains jours comme le lui a demandé Vladimir Poutine…
Oui, ce sera étudié attentivement. Après tout, on peut toujours faire une proposition, même si elle sort du cadre juridique actuel. Je note toutefois que, lorsque Vladimir Poutine l’a évoquée la première fois, il ne l’avait pas présentée comme une proposition mais plutôt comme un diktat… A ce jour, les pays européens ne sont pas du tout disposés à accepter cette »proposition ».
Depuis le début de l’invasion en Ukraine, on n’a pas entendu l’Opep et encore moins l’Opep + dont la Russie est membre. Comment expliquez-vous ce silence?
L’Opep et l’Opep+ tiennent chacune une réunion le 31 mars, il y aura peut-être une réponse à cette question. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Opep+ a fait comme si de rien n’était. Lors de leur réunion début mars, ils n’ont pas fait la moindre allusion à cette guerre, alors que le monde entier, notamment en Europe et aux Etats-Unis, ne pense qu’à ça. Comme ils l’ont décidé en juillet 2021, ils augmentent leur production de 400.000 barils par jour chaque mois depuis août 2021. Il est vrai que, début mars, il n’y avait pas de risque immédiat de pénurie de brut. C’est un premier élément de réponse. Le deuxième élément est qu’il s’agit d’une organisation qui réunit des producteurs et exportateurs de pétrole. Et encore l’Opep+ n’est même pas formellement une organisation, c’est une alliance entre pays exportateurs. Ils ne sont pas chargés de solutionner les tensions géopolitiques mondiales. La prochaine réunion doit décider de leur niveau de production au mois de mai. En sachant que la Russie est dans le bateau puisqu’elle fait partie des 23 pays membres de l’Opep+, et que l’Arabie saoudite, l’autre poids lourd de l’Opep+, tient à maintenir l’alliance entre les deux pays, qui est centrale au sein de l’Opep+. Il ne peut pas y avoir un bon fonctionnement de l’Opep+ sans un accord entre ces deux pays et ceux-ci souhaitent maintenir cette entente pour le moment. Par ailleurs, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sont en délicatesse avec l’administration Biden. Ils savent que les Etats-Unis veulent signer un accord avec Téhéran sur le nucléaire iranien, ce qui déplaît aux dirigeants à Riyad et à Abou Dhabi d’autant plus qu’ils estiment que cet accord va favoriser les intérêts iraniens. Il faut également évoquer la guerre au Yémen, où ces deux pays affrontent la rébellion houthie soutenue par Téhéran, qui envoie régulièrement des missiles et des drones ciblant diverses installations, notamment pétrolières, en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis en réaction à l’implication de ces deux pays dans la guerre au Yémen. Donc, les dirigeants saoudiens et émiratis sont mécontents de l’arbitrage qui se fait en faveur d’un ennemi qu’ils affrontent sur deux fronts: le nucléaire iranien et la guerre au Yémen. Dans le contexte énergétique actuel, ils savent qu’ils vont être très courtisés et qu’ils disposent d’un pouvoir de négociation plus important que d’habitude. C’est pourquoi ils ne se pressent pas pour mettre plus de pétrole sur le marché prétextant de leur accord de juillet 2021 et des attaques qu’ils subissent de la part des rebelles houthis. En mettant tout cela sur la place publique, ils espèrent faire réagir l’administration Biden.
D’autant qu’avec l’Iran, ce serait le retour sur le marché d’un gros producteur de pétrole et de gaz…
C’est l’une des raisons pour lesquelles Européens et Américains sont très désireux que l’accord soit signé rapidement et que l’Iran puisse produire et exporter plus de pétrole dans les mois qui viennent. C’est techniquement possible. La question ne se pose pas de la même façon pour les Européens et les Etats-Unis, d’un côté, et pour l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, de l’autre.
La situation de la Russie fait aussi d’autres gagnants comme la Chine et l’Inde qui peuvent acheter du pétrole russe à des prix attractifs ?
Oui, ils profitent de l’occasion même si leurs intérêts en tant que gros importateurs d’énergie, notamment de pétrole, sont de ne pas trop dépendre des Russes et de diversifier leurs approvisionnements. Les dirigeants russes ne doivent pas se faire trop d’illusion sur la possibilité de remplacer leurs exportations vers l’Europe par la Chine et l’Inde.
Ce qui expliquerait le ton extrêmement prudent des déclarations du côté chinois ?
Oui. De plus, les dirigeants chinois ne souhaitent pas tomber sous le coup des sanctions occidentales, notamment américaines. Et, en termes de gagnants, outre ces deux pays, il y a les Etats-Unis avec leurs exportations de pétrole et de GNL, mais aussi l’Australie, et de manière plus générale tous les pays producteurs et exportateurs de pétrole et de gaz. Car, même s’ils ne peuvent pas exporter davantage, ils bénéficient de prix plus élevés pour leurs exportations d’hydrocarbures. Et, s’ils ont la capacité d’exporter plus, ils vont être très courtisés par les temps qui courent. Donc cela accroît leur importance énergétique et géopolitique. Il y a donc plusieurs gagnants mais à des titres différents.
Propos recueillis par Robert Jules pour La Tribune