ANALYSES

Quels revirements stratégiques russes en Ukraine ?

Tribune
30 mars 2022


Comment peut-on comprendre les deux revirements stratégiques de l’armée russe en Ukraine ? L’un au bout de trois jours de guerre, l’autre le 26 mars 2022 à l’annonce, par le sous-chef d’état-major russe, de l’effort désormais porté sur le Donbass.

Il faut comprendre que dans tout conflit le politique fixe les buts de guerre, les militaires déclinent à leur niveau un plan d’opération, puis engagent leurs troupes pour le mettre en application.

Les buts politiques sont le plus souvent la défense de ce qu’un pays estime être ses intérêts majeurs. Depuis très longtemps, au moins la conférence de Munich en 2007, Poutine a fixé et macéré son premier but de guerre : se faire entendre des États-Unis, si nécessaire par la force, pour obtenir d’être reconnu comme un acteur international dans un cadre multilatéral. Un second but de guerre est apparu depuis la crise en Ukraine de 2014 et les menaces sur le contrat d’utilisation du port de Sébastopol. Il s’agit de plus de sécuriser et officialiser les débouchés maritimes russes sur les mers chaudes. Concrètement donc, l’Ukraine, pour ses ports, est pour Poutine un territoire estimé d’intérêt majeur et le théâtre idéal d’affrontement indirect avec les États-Unis (désigné sous le sigle OTAN) qui y étaient présents pour entraîner et armer les Ukrainiens. Le 17 décembre 2021, c’est en effet aux États-Unis que la Russie a adressé les projets de traité bilatéral avec Washington et d’accord de sécurité avec l’OTAN.

Les buts de guerre sont donc clairs : faire une démonstration de force face à l’OTAN et par la même occasion contraindre l’Ukraine et donc la communauté internationale à reconnaître de façon pérenne, par un traité, la pleine souveraineté russe sur la Crimée. Les autres buts égrenés avant d’entrer en guerre par le président Poutine visaient surtout à fournir des arguments à usage de propagande interne ou de preuves à l’usage de la communauté internationale (dénazification, laboratoires biologiques, soutien aux républiques auto proclamées, etc.).

Le plan d’opération doit lui s’attacher à attaquer le centre de gravité ennemi tout en préservant son propre centre de gravité et à pouvoir s’adapter en fonction des circonstances.

Ce qui explique le découplage des axes d’attaque. Les deux axes nord convergeaient vers Kiev, car s’y trouvait le centre de gravité ukrainien, à savoir son gouvernement qu’il s’agissait de saisir par un raid en centre-ville. L’échec de ce raid face à la défense de la ville, puis la médiatisation du président Zelenski ont modifié totalement la perception du centre de gravité ukrainien. Désormais, il devenait indispensable pour les Russes que le président Zelenski, encensé par l’Occident, soit libre, mais contraint à parlementer, afin de tenter d’obtenir la reconnaissance d’un accord sur la Crimée « de plein gré » et non sous la contrainte comme prisonnier. Le centre de gravité ukrainien devenait alors l’armée que les Russes se devaient d’affaiblir pour pousser le président Zelenski à négocier. Quant au centre de gravité russe, en Ukraine bien évidemment, il est et reste dans le sud avec la Crimée, élargi au Donbass qu’il s’agit de protéger avec un dispositif ad hoc.

Dès le 27 février, les Russes ont donc entamé la deuxième phase de l’opération pour entrer dans un confit prolongé d’usure du potentiel ukrainien. Ils ont protégé leurs « flancs » face à l’OTAN en mettant en alerte les forces de dissuasion, puis ont engagé, tant au Nord qu’au Sud, le deuxième échelon plus solide que les unités de reconnaissances offensives lancées rapidement entre le 24 et le 27 février. Il était clair dès le 1er mars que les Russes ne tenteraient d’entrer ni dans Kiev ni dans Kharkiv. La prise de ces villes nécessitait un rapport de force de 1 à 4 impossible à réaliser (Kiev est défendu par 30 000 soldats, il faut donc disposer d’une force de 120 000 soldats pour avoir des chances, et encore au prix de terribles pertes). Mais guerroyer autour des villes du Nord permet de fixer des forces ukrainiennes et d’avancer au Sud.

Le 26 mars, les Russes ont déclaré que cette deuxième phase était terminée et qu’ils débutaient une troisième phase au Sud. Mais, rien ne dit que le potentiel ukrainien soit réellement usé. Il est aussi possible que ce soit les Russes qui sont aux abois.  Quoi qu’il en soit, il ne faut pas en déduire qu’il s’agit d’un repli vers le Sud. Les forces du Nord, qui depuis quatre semaines harcèlent Kiev et Kharkiv, resteront en place pour fixer les unités ukrainiennes dans le Nord. De même les frappes dans la profondeur sur les objectifs de valeur (logistique, forces combattantes) continueront. Les territoires occupés au Nord seront dans la balance des pourparlers. En conclusion, le plan d’opération russe apparait bien conçu, donnant la possibilité de décliner plusieurs options en fonction des circonstances. Un plan en poupées russes !

Reste maintenant l’exécution qui n’a pas été des plus performantes.  Le coup de main tenté contre Kiev les premiers jours est un échec, mais il n’a pas été rédhibitoire puisque le plan d’opération permettait de continuer la guerre. Les combats, tant au Nord qu’au Sud, ont été marqués par la faible performance de la plupart des forces russes : une préparation du champ de bataille peu vigoureuse (160 missiles tirés sur 60 objectifs le premier jour contre 2 500 missiles tirés par les Américains dans les 72 premières heures de la guerre en Irak en mars 2003), pas de conquête de la suprématie aérienne, malgré le rapport de force favorable aux Russes, peu de coordination air-sol dans les attaques. Quant aux troupes terrestres, le manque d’intelligence tactique aux niveaux subordonnés, la logistique, les ravitaillement, dépannage et maintien en condition sous-performants ont grandement obéré leur efficacité. Et aussi et surtout, une résistance acharnée et bien conduite des forces ukrainiennes.

Au regard des buts politiques, l’on peut déjà affirmer que la Russie a perdu la guerre contre le monde occidental qui l’a durablement mis à l’écart par la sévérité des sanctions économiques. Mais il reste possible que la Russie arrive à atteindre les seconds, car le soutien occidental n’apporte et n’apportera pas les forces combattantes de renfort nécessaire à l’Ukraine. Le président Zelenski a compris qu’il ne pourrait intégrer l’OTAN et laisse entendre que le dialogue sur la neutralité de l’Ukraine, la Crimée et les Donbass n’est pas impossible, mais qu’il défendra ses positions.

Mais l’armée russe est encore sur son territoire. Au fond, ce glissement stratégique russe, permis par le plan d’opération initial, pourrait permettre à l’armée russe de se reprendre. Avec la pause offensive au Nord, elle se met en position défensive qui est toujours plus favorable dans les confrontations. Ce dont ont bénéficié les Ukrainiens jusqu’à présent. Au Sud, l’imminence de la chute de Marioupol va libérer des troupes pour terminer la reconquête du Donbass.

Une victoire russe en Ukraine n’est pas impossible. Mais l’Ukraine aura contribué à à son corps défendant et indirectement, à la défaite géopolitique russe face aux pays de l’OTAN.  Une victoire à la Pyrrhus.
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