ANALYSES

Guerre en Ukraine : origines et implications de l’envolée des prix des métaux

Interview
29 mars 2022
Le point de vue de Emmanuel Hache


La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie font flamber les prix des métaux, un marché qui avait déjà connu de fortes augmentations en 2021 dans le cadre d’une reprise économique inédite à l’échelle internationale suite à la pandémie de Covid-19. La Russie, et dans une moindre mesure l’Ukraine, étant d’importants producteurs de métaux, le conflit fait ressurgir des craintes de pénurie et/ou de forte volatilité dans les secteurs automobile et aéronautique, le marché des semi-conducteurs ou encore l’industrie pharmaceutique. Le point sur les conséquences directes de la guerre en Ukraine sur le marché des métaux et ses implications à long terme avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions de prospective énergétiques et matériaux. .

La guerre en Ukraine est-elle l’unique responsable de la hausse actuelle des cours des métaux ?

Il est nécessaire d’avoir différents niveaux de lecture sur les évolutions actuelles des prix des matières premières. Ces dernières ont déjà enregistré une forte augmentation en 2021 par rapport à 2020. Certains segments ont été très dynamiques comme l’énergie (+ 79 % en moyenne annuelle), les engrais (+ 78 %), les métaux et minerais (+ 45 %) ou les céréales (+ 30 %). Sur les seuls métaux, 2021 avait été une très forte année de reprise des cours comme en témoignent les évolutions des prix de l’étain (+ 86 %), du cuivre (+ 50 %), de l’aluminium (+ 43 %) ou du nickel (+ 32 %). La dynamique économique post-Covid (autour de 6 % de croissance mondiale en 2021 contre une récession de 3,1 % en 2020) a mis à jour les déséquilibres sur les différents marchés. La croissance mondiale observée en 2021 a été la plus forte depuis les années 1960. La Chine dès la mi-2020, les États-Unis dès l’automne et l’Europe en 2021 ont commencé à enregistrer de meilleures performances économiques et cela a considérablement accéléré la demande en matières premières dans un environnement d’offres contraintes. En effet, la pandémie avait totalement désorganisé les chaines d’approvisionnements mondiales, entrainant de nombreux déséquilibres dans le transport maritime (hausse des prix du fret, engorgements des ports, etc.) et sur les marchés, qui sont déjà par nature volatils et fortement cycliques. À moyen terme, les acteurs des marchés anticipaient également les conséquences du plan d’infrastructures aux États-Unis et surtout l’ensemble des investissements nécessaires aux technologies bas-carbone, très consommatrices de métaux. Dès lors, la guerre en Ukraine impacte des marchés déjà particulièrement tendus en ce début d’année 2022. Le segment des métaux a ainsi enregistré une hausse des cours de plus de 12 % en moyenne en février 2022 par rapport à décembre 2021, marquée par des augmentations des prix de l’aluminium ou du nickel de plus de 20 % depuis le début de l’année. De manière globale, l’ensemble des marchés est impacté par les nombreuses incertitudes actuelles et notamment par le fait que la Russie, et dans une moindre mesure l’Ukraine, sont d’importants producteurs sur les marchés mondiaux.

Quels sont les matières premières et les secteurs les plus affectés à l’heure actuelle ?

La Russie est un pluri producteur de matières premières et les métaux et minerais représentaient environ 8,5 % des exportations du pays en 2020. Certes ces dernières sont très loin du niveau des exportations des hydrocarbures (environ 45 % du total exporté), toutefois le poids de la Russie sur les marchés reste incontestable. La Russie occupe une place prépondérante sur de nombreux marchés en tant que producteur ou exportateur majeur. Elle représente ainsi, en 2021, 37 % de la production mondiale de palladium, 13 % du titane, 10,5 % du platine, 9,2 % du nickel, 5,4 % de l’aluminium, 4,4 % du cobalt et 4 % du cuivre. Si aucune sanction ne touche actuellement les matières premières, le conflit en Ukraine fait ressurgir des craintes de pénurie ou de forte volatilité dans de nombreux secteurs au premier rang desquels on trouve le secteur automobile, l’aéronautique, les semi-conducteurs ou la pharmacie. Dans le premier, la situation impacte le segment des véhicules thermiques, car le palladium est l’un des principaux composants des pots catalytiques. En outre le conflit ukrainien a provoqué la fermeture de certaines lignes de production d’automobile en Allemagne en raison d’un arrêt d’approvisionnement de certains composants. Le segment des véhicules électriques risque également d’être impacté, ce dernier consommant du nickel, du cobalt ou du cuivre, composants essentiels à la fabrication des batteries. Le secteur de l’aéronautique est particulièrement affecté par les craintes observées sur le marché du titane dont la société russe VSMPO-Avisma assure environ 30 % du marché mondial et près de 50 % des besoins des grands avionneurs mondiaux. Enfin le secteur des semi-conducteurs est susceptible d’être largement impacté par la crise actuelle à la fois en raison de la prédominance de la Russie dans la production mondiale de palladium (deuxième producteur mondial après l’Afrique du Sud), mais également, car l’Ukraine assure à travers les deux entreprises Ingas et Cryoin plus de 50 % de la production mondiale de gaz néon. Le secteur des semi-conducteurs a largement été impacté par la crise du Covid et la désorganisation des chaines de valeur et la crise actuelle pourrait à nouveau empêcher un retour à la normale dans ce secteur si sensible pour l’électronique grand public ou l’automobile.

En cas d’arrêt du conflit, les prix des métaux vont-ils retomber dans les mois qui viennent ou risque-t-on une accentuation des pénuries ?

Le concept de pénurie doit, à mon sens, être appréhendé de manière économique. Il n’y a pas de pénurie pour qui veut mettre le prix. Les marchés de matières premières sont, à mon sens, rentrés dans une période de « supercycle ». En effet, l’urgence climatique impose la décarbonatation des secteurs électrique et du transport et la substitution des technologies traditionnelles (centrales à charbon, véhicules thermiques, etc.) par des technologies plus soutenables (éolien, solaire, véhicule électrique). Or, ces technologies ont des contenus matériaux plus importants (rapportés au MW installé) que les technologies traditionnelles. Dans des scénarios climatiques contraints, la pression sur les ressources existantes en cuivre, en bauxite, en cobalt, en nickel ou en lithium risquent d’être exacerbées dans les trois prochaines décennies. Ainsi, ce ne sont pas seulement les métaux dits technologiques ou stratégiques (lithium, cobalt et terres rares) qui seront affectés, mais bien l’ensemble des métaux. Le 21e siècle sera un nouvel âge d’or pour les métaux et le cuivre pourrait être le métal le plus contraint dans les décennies à venir, car il est consommé dans de nombreux secteurs (construction, infrastructures, biens de consommation) et la transition énergétique rajoutera ainsi une couche supplémentaire sur la demande de cuivre. La même analyse peut être réalisée pour les grands marchés de métaux non-ferreux (aluminium, nickel) pour lesquels la transition énergétique exerce une pression supplémentaire. Cette accélération de la demande risque de bouleverser les pouvoirs de marché des différents pays producteurs de matières premières. Dans certains cas cette dynamique pourrait retarder leur processus de diversification. Le cas russe est particulièrement intéressant, car la Russie est productrice de matières premières énergétiques et de minerais, mais elle  reste enfermée dans une économie peu complexe : grande productrice et exportatrice de métaux, elle reste une puissance pauvre au niveau mondial. Avec un PIB d’environ 1480 milliards de dollars, soit un niveau légèrement supérieur à celui de l’Australie ou de l’Espagne, son PIB par tête reste autour de 10 000 dollars par habitant, soit en dessous de la moyenne mondiale.
Sur la même thématique