ANALYSES

Une neutralité qui sent le piège

Presse
17 mars 2022
Proposer que l’Ukraine devienne un pays neutre selon le modèle suédois ou autrichien : comment interpréter ce « compromis » proposé hier par les négociateurs russes à leurs homologues ukrainiens ?

Ce n’est pas un compromis. La Russie veut faire en sorte que l’Ukraine n’adhère pas à l’OTAN : du coup si l’Ukraine proclame sa neutralité, elle ne pourra pas adhérer à cette organisation qui lui offrirait une couverture militaire. C’était l’objectif de la Russie. On peut penser que Volodymyr Zelensky a réfléchi en annonçant mardi soir qu’il ne voulait plus adhérer à l’OTAN. Il voit très bien qu’il n’y sera jamais admis. Finalement, le président ukrainien ne perd pas grand-chose, car aucun gouvernement ne veut lui accorder cette entrée. Cette dernière lui a été proposée en 2008, mais le président Zelensky a sans doute pensé qu’il ne peut pas faire ce cadeau à la Russie, sinon il donne raison à l’intervention de Vladimir Poutine. Ce dernier serait en quelque sorte récompensé pour avoir envahi l’Ukraine.

Assiste-t-on à une partie d’échecs très serrée au niveau diplomatique ?

Oui. Cette voie diplomatique est nécessaire pour éviter une aggravation du conflit et pour peut-être en prévoir la fin. C’est bien par la diplomatie que l’on mettra fin à cette guerre. Ceux qui disent qu’il ne faut plus négocier avec Vladimir Poutine parce qu’il a violé le droit international se trompent. Il faut négocier avec l’adversaire. Maintenir le contact ne veut pas dire accepter toutes les conditions de Poutine, mais voir à partir de quand on peut accepter certaines des conditions qui ne portent pas atteinte de manière grave à la souveraineté ukrainienne.

Est-ce qu’un statut de neutralité à la suédoise ou à l’autrichienne est accessible à l’Ukraine ?

Zelensky est devant un vrai dilemme. Son pays est candidat à une entrée dans l’OTAN, mais ce statut ne peut lui être accordé parce que l’Ukraine est trop instable économiquement et du point de vue stratégique. Ce pays est vraiment dans la pire des situations : pour Poutine, cette nation est proche de l’OTAN donc elle représente un danger. Et pour les pays de l’OTAN, elle ne peut pas en faire partie. Même avec la neutralité, l’Ukraine se retrouve sans protection en cas d’attaque. Du point de vue symbolique, Volodymyr Zelensky ne veut pas donner de gage à Poutine en réaffirmant sa volonté d’adhérer à l’OTAN.

Si l’on vous comprend bien, l’Ukraine n’a d’avenir que hors de l’OTAN, donc sans protection militaire en cas d’attaque. Est-ce déjà une victoire de Vladimir Poutine ?

Encore une fois si, après 2008, l’Ukraine avait renoncé à sa demande d’adhésion à l’OTAN, la guerre n’aurait pas eu lieu. C’est le choix impossible devant lequel est placé Zelensky : mettre fin à la guerre rapidement hors du parapluie de l’OTAN ou continuer la guerre, mais du coup faire subir aux Ukrainiens de grandes souffrances, même si les Russes vont aussi commencer à souffrir.

Comment peut évoluer le siège de Kiev ces prochains jours ?

Si Poutine avait voulu raser Kiev, cette ville serait déjà détruite. Force est de constater qu’il n’a pas eu recours à ces méthodes jusque-là. S’il rasait la ville, il y aurait quelque chose de contradictoire entre son discours de libération du peuple ukrainien et le fait de le faire mourir sous les bombes. Il veut s’emparer de Kiev et installer un gouvernement à sa botte. Mais, même s’il y parvenait, il ne contrôlerait rien. La guerre qui dure maintenant depuis bientôt trois semaines développe un fort sentiment anti-russe et renforce le sentiment national ukrainien.

Volodymyr Zelensky a crié à l’aide par visioconférence devant le Congrès américain. Est-ce désespéré ?

Il a été très chaleureusement applaudi, mais il n’aura pas ce qu’il a demandé. Les États-Unis ne vont pas aider à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Ils ne vont pas devenir cobelligérants. Ils l’ont du reste dit dès le début du conflit et c’était une erreur. Peut-être n’auraient-ils pas dû l’affirmer aussi ouvertement. S’ils revenaient sur leur décision, ce pourrait être un feu vert pour Vladimir Poutine de pousser encore plus loin le conflit.

Si les États-Unis s’en mêlent serait-ce le feu nucléaire ?

Ce serait très clairement la troisième guerre mondiale ! Si les forces de l’OTAN appuyées par les États-Unis abattaient un avion russe, cela provoquerait une réplique immédiate.

Sur le plan militaire, est-ce que la Russie a la maîtrise du ciel ?

Je ne pense pas. On voit que Vladimir Poutine a surestimé ses forces et sous-estimé les forces ukrainiennes. Il a aussi sous-estimé la détermination du peuple ukrainien et du monde occidental qui fournit de l’aide militaire. Dans l’air comme sur terre, Vladimir Poutine se heurte à la réalité.

Même s’il fait bombarder l’Ukraine, Vladimir Poutine est bousculé par la résistance de ce pays. Est-ce qu’il pourrait convaincre la Chine d’entrer en conflit à ses côtés ?

La Chine ne mettra jamais le pied dans ce bourbier. L’Empire du Milieu n’a plus mis les pieds dans un conflit depuis la guerre du Vietnam qui a du reste été un cuisant échec. Elle est très gênée par cette affaire.

À ce point du conflit, y a-t-il une impossibilité pour Vladimir Poutine de se rendre maître de la totalité de l’Ukraine ?

Oui. La Russie pourra conquérir l’Ukraine, mais elle devra faire face à une résistance coûteuse en vies humaines. Comme tout occupant, la Russie apprendra que l’on peut conquérir un territoire, mais pas une population. Elle devra bien un jour ou l’autre s’en aller.

Propos recueillis par Pierre-André Sieber pour Le Temps
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